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PARIS ANECDOTE
BLOT ET FILS-AIÎIE, IMPRIMEURS, RDE DLEUli,
PARIS ANECDOTE
LES INDUSTRIES INCONNUES
LA CHILDEBERT. — LES OISEAUX DE NUIT
LA VILLA DES CHIFFONNIERS
VOYAGE DE DÉCOUVERTE DU BOULEVARD A LA
COURTILLE, PAR LE FAUBOURG DU TEMPLE
PARIS INCONNU
AILEX. PRIT AT » A]»OIiESIOIVT
PARIS
A. DELAHAYS, LIBRAIRE-ÉDITEUR
4-6, RUE CASIMIR-DELAVIGNE
B5îLIOTH£CA
r-,.0
PARIS ANECDOTE
LES INDUSTRIES INCONNUES
I.
LA LOUEOSE DE VOITURES A BRAS ET SA REMISE.
LE FABRICANT d'aSTIGOTS.
Ne VOUS est-il point arrivé, en vous promenant
dans Paris , un jour de fôte , par exemple, de vous
demander comment toute cette population peut
faire pour vivre? Puis, vous livrant m.entalement
aux douceurs de la statistique, cette science si chère
aux flâneurs et aux savants , si vous avez calculé
combien la grande cité contient de maçons, de
rentiers, de charcutiers, d'avocats, de charpen-
tiers, de médecins , de bijoutiers, de forts de la
halle , de banquiers, en un mot d'hommes exerçant
au grand jour, par devant la société et la loi, des
professions avouées et inscrites dans le diction-
naire de l'Académie, n'avez-vous pas toujours
trouvé des masses énormes de gens auxquels vous
— 6 —
ne pouviez assigner aucun état , aucun emploi ,
aucune industrie ?
Eh bien ! tous ces gens-là composent la grande
famille des existences problématiques, que, suivant
les statisticiens patentés , MiM. Parent Duchatelet,
Moreau Jonnès , Frégier, on évalue à soixante-
dix mille ; c'est-à-dire que chaque malin il y a
à Paris soixante- dix mille personnes de tout
âge qui ne savent ni comment elles mangeront,
ni où elles se coucheront. Et cependant tout ce
monde-là finit par manger ou à peu près. Comment
font-elles? C'est leur secret, secret souvent ter-
rible , que divulguent les tribunaux.
Mais nous n'avons rien à dire des classes dan-
gereuses ; nous laissons aux hommes sérieux le
soin d'en parler dans de gros livres que personne ne
lit, mais que rAcadêmie couronne. ÎNous ne vou-
lons que vous donner une idée de l'esprit ingé-
nieux du t^arisien , en passant en revue la race
pauvre , laborieuse , intelligente, qui à su se créer
une industrie honnête répondant aux divers be-
soins du public.
Dans nos excursions à travers le douzième ar-
rondissement , nous avons vu des choses si sur-
prenantes , que nous n'avons pu résister au désir
de les livrer à la curiosité des lecl(?urs. Ils verront
— t —
que bien desgeiis entreprennent 'do loilg? voy&g'és,
des courses périlleuses , pour trouver des cftOSéS
extraordinaires, lorsqu'à ïeiit- porte, à unie cid\l«e
d'omnibus de leur foyer, le nouveau, lébi^rrè,
l'extraordinaire , se rencontrent à chaque pas.
1 Les mœurs patriarcales de l'âge d'or, la finéssb
du sauvage , la naïveté du nègre de là côte de Guf-
née, sont des choses communes. Levaillant, le ca-
pitaine Cook, Pténé Cailliô , n'ont rien observé dé
plus curieux dans leurs voyages aux pays sans
nom que ce que nous avons vu dans certains quar-
tiers de Paris.
Il existe derrière le collège de FrâïUcé , entre
la bibliothèque Sainte-Génevièvé , les bâtîmeilts
de l'ancienne école normale » le collège Sainte-
Barbe et la rue Saint-Jean-de-Latran, tout un
gros pâté de maisons connu sous le nom de Mont-
Saint-Hilaire. Ce quartier ressemble beaucoup à
un gigantesque échiquier : il est tout emmêlé de
petites rues sales et étroites, qui se coupent à;
angle droit, et forment de tout petits carrés de
maisons adossées les unes aux autres. Dans cet
îlot, long d'une centaine de mètres sur quarante
de large, on trouve une dizaine de rues toutes
vieilles, noires et tortueuses. Le Mont-Saint-Hi-
laire est le point culminant de ce qu'on est con-
— 8 —
venu d'appeler le quartier latin ; c'est rextrôme
limite du pays de la science et de la montagne
Sainte-Geneviève, dont il est séparé par une rue
et quelques maisons.
Mais quelle différence de mœurs , de population
et d'industries ! Car Paris a cela de merveilleux,
que les habitudes de la population d'une rue ne
ressemblent pas plus à celles des habitants de la
rue voisine que les mœurs du Lapon ne ressem-
blent à celles des peuples de l'Amérique du Sud.
Vous tournez un coin de rue , et l'aspect change,
la population aussi. Les goûts , la manière d'être ,
les travaux , les industries , rien ne se ressemble.
Les habitants de la rue Meslay sont aussi diffé-
rents de ceux de la rue Saint-Martin que les
mœurs douces des petits rentiers de la rue Copeau
diffèrent des coutumes bruyantes de leurs voisins
de la rue Mouffetard.
Un étranger qui aurait passé un jour dans la
rue du Croissant sans en sortir, qu'on enfermerait
dans une voilure pour lui faire faire un long détour
et le déposer dans la rue du Sentier, ne croirait
jamais que ces deux rues correspondent ensemble.
C'est ce qui fait l'incomparable supériorité de
Paris sur toutes les villes du monde. C'est cette
physionomie multiple qui captive tous les gens
qui ont vu notre bonne ville. C'est ce kaléidoscope
continuel qui charme tant l'observateur et met un
si profond regret au cœur de tous ceux que leurs
affaires forcent à quitter notre vieille cité.
Faisons un tour sur les hauteurs de TUniver-
sité, et nous y trouverons deux quartiers jumeaux,
les Monts Sainte-Geneviève et Saint-Hilaire. Au-
tant la Montagne-Sainte-Geneviève est bruyante ,
criarde, tapageuse, flâneuse, déguenillée, autant
son voisin, le Mont-Saint-Hilaire, est calme, tran-
quille, laborieux et propre. Les maisons sont aussi
vieilles , aussi tremblottantes , d'un côté que de
l'autre; mais celles du Mont-Saint-Hilaire ont un
aspect vénérable qui leur donne l'air de bons vieil-
lards, tandis que les autres font l'effet de vieilles
femmes ivrognesses titubant sur leurs jambes
amaigries. Les derniers reflets de la truanderie
s'aperçoivent encore à la Montagne-Sainte-Gene-
viève. Les ombres sévères des vieux scolastiques
semblent planer incessamment sur le Mont-Saint-
Hilaire , à l'ombre des grands murs de tous les
établissements scientifiques accumulés dans ce
petit coin de Paris.
L'enfant de la première prendra une hotte de
chiffonnier, pour contenter ses goûts de bohème
et vaguer constamment dans les rues ; ou bien il
— 10 --
choisira un métier bruyatit pour chanter on chœur,
se disputer, et faire le lundi en nombreuse compa-
gnie. Celui du second choisira une proression
tranquille, sans marteau, qu'il pourra exercer en
chambre. L'un sera débardeur, porteur aux hal-
les, garçon marchand de vin , servant de maçon ;
Tautre sera relieur, cordonnier, fabricant de boî-
tes et de menus objets en carton. En un mot ,
ce sont presque deux peuplés de race et de nature
différentes.
Le Mont-Saint-Hilaîre appartient tout entier à
ces petites industries inconnues qui, en le faisant
vivre, donnent à l'ouvrier la liberté et l'indépen-
dance. L'esprit ingénieux et libre de l'enfant de
iParis s'y est développé sous toutes ses faces. La
petite fabrique y a pris des développements exces-
sifs. Toutes les maisons renferment des inventeurs
auxquels il ne manque qu'un plus grand théâtre
pour devenir célèbres. C'est le véritable micro-
cosme du génie humain. Le fondateur des bouti-
ques de galette sur le boulevarl, le précurseur du
brillant pâtissier du Gymnase, le fameux M. Coupe-
Toujours, qui a laissé de si solides souvenirs à
tous les estomacs sexagénaires, l'homme qui du-
rant vingt ans a occupé toutes les bouches de la
république, du premier empire et de la restau-
— 11 —
ration , était originaire du Moht-Saint-Hiîaire. Il
a fait une immense fortune à vendre des parts de
galette à un sou, sur le boulevard Sàînt-Martin.
Aujourd'hui Tastrô du Gymnase a fait pâlir son
étoile. Il n'y a plus guère que quelques familles
du Marais qui se souviennent de cette gloire dé-
chue , et qui font encore venir, aux grands jours
de galas, les jours de cidre et de marrons, le gâ-
teau , si cher aux enfants de Paris ^ de la modeste
boutique de cette ancienne renommée. Les gamins
elles grisettes de notre temps dédaignent sa pâte
feuilletée. M. Napoléon Richard, l'inventeur du
café avec petit verre à deux sous la demi-tasse^
vulgairement connu sous le nom d'Estammet des
pieds humides y était également un enfant de ce
quartier. M. Coupe-Toujours avait fait ses études
au fameux Puits-Certain, au coin dé iarue Saint-
Jean-de-Beauvais, une des plus vieilles maisons
de pâtisserie du monde, car sa renommée remonte
au quatorzième siècle, et ses pâtés chauds sont en^
core aujourd'hui aussi en vogue qu'au beau temps
de nos aïeux. Jamais les propriétaires n'y passent
plus de dix années pour faire fortune. Jugez,
d'après cela, de la prodigieuse quantité de pâtés
au veau et au jambon que doivent consommer les
estomacs p^isiens.
— 15 —
Lorsqu'un homme d'une ville de province a
fait fortune à Paris en vendant n'importe quoi, en
exerçant n'importe quelle profession, tous ses
compatriotes s'empressent de l'imiter ; ils embras-
sent cette profession ou vendent ce n'importe quoi.
Le premier Auvergnat qu'a vu Paris y a dû ra-
masser des écus en vendant de la vieille ferraille ,
et le premier Normand en achetant des vieux
habits, vieux galons. Depuis ce temps, temps im-
mémorial , tous les Auvergnats sont marchands de
ferraille et tous les Normands brocantent de vieux
habits.
La grande révolution de 1789, en changeant la
population du Mont-Saint-Hilaire, qui était alors
occupé par les étudiants des diverses Facultés , y
a porté des ouvriers. L'un d'eux a fait ses affaires,
comme on dit aujourd'hui, en inventant un petit
commerce de détail. Depuis ce temps, tous les
enfants du quartier veulent aussi inventer quelque
chose, pour faire leurs affaires, comme les in-
venteurs de la galette et du café à deux sous.
Cela se comprend : l'homme, en apparence, n'est
qu'un singe perfectionne, beaucoup plus méchant,
plus traître, plus laid, mais infiniment moins
malin que le singe, quoi qu'en dise Buffon, et
même Boileau.
— 13 —
Après avoir visité la Montagne-Sainte-Gene-
viève en tous sens , quelques membres de la com-
mission du douzième et moi, nous nous pro-
menions dans ces rues calmes , mais affreuses ,
comme dans un oasis. Nous éprouvions ce bien-
être que doit éprouver tout voyageur, après avoir
été aveuglé , étouffé , presque englouti par les
sables du désert, en arrivant à la fontaine , sous
un bosquet d'arbres parfumés, verdoyants , plein
d'ombre , de silence et de fraîcheur. Nous nous
sentions heureux , nos poitrines étaient moins op-
pressées , la vie revenait ; nous retrouvions enfin
les hommes, la civilisation, l'existeuce.
Notre tâche n'était pas remplie : nous devions
visiter encore quelques uns de ces logements ,
voir les habitants, les interroger. A la premicre
maison , nous remarquons celte enseigne :
M™« Lecoeur, loueuse de voitures a
BRAS. Les I'REnd e^ resiise.
Une remise de voilures à bras! c'était assez cu-
rieux pour des touristes : nous entrâmes.
Figurez-vous une grande cour entourée de
hangars, encombrée de roues, de boîtes, d'es-
sieux, de bâches. Ces boites, longues de 1 mètre
40 centimètres , étaient les voitures. M"^'^ Lccœur
^ u _«
est une femme de trente ans, grande, grasse,
brune, tout à fait désirable , qui rit plus souvent
qu a son tour, pour montrer des dents éblouis-
santes. Elle a de jolies mains, de jolis pieds, de
beaux yeux, des bras superbes, qu'elle fait voir
avec une complaisance à nulle autre pareille. Elle
aime à causer, surtout avec les messieurs bien.
En moins d'un quart d'heure elle nous avait confié
tous les secrets de son industrie.
Elle loue les charrettes pour déménagements
cinq sous l'heure, et les charrettes des quatre
saisons dix sous la journée. Ainsi il est très
rare que les petits marchands passants, criant
les légumes dans la rue , soient propriétaires des
petites voitures qu'ils poussent devant eux; géné-
ralement ils les louent. Lorsque par hasard ils
ont assez d'avances pour se procurer un numéro ,
ils remisent la nuit chez la belle M™« Lecœur.
Cette location se fait à forfait. Si le marchand sort
à trois ou quatre heures du matin pour aller à la
halle, il paie un sou de plus par jour; s'il ne vient
qu'après le soleil levé , il ne paie que deux francs
vingt-cinq centimes par mois , ou six liards par
jour.
Comme nous nous récriions sur ce prix exor-
bitant de cinq sous l'heure , M™^ Lecœur , qui ,
— 15 —
quoique riant toujours à belles dents , a cependant
réponse à tout, nous dit :
« Comment ! cinq sous l'heure , c'est trop
cher! Ah bien! mais c'est dans rinlérêt des sa-
voyards : ça les empêche de flâner, et ça contente
les pratiques.
— C'est très bien pour des bourgeois; mais
ces pauvres revendeurs, leur faire payer dix sous
par jour une chose qui vous coûte peut-être vingt
francs une fois confectionnée !
— Oui ! mais vous ne comptez pas les patentes,
les numéros et les fourrières. Et puis ces mar-
chands-là font les /?a/ze5 (pauvres) ; mais il ne faut
pas les croire: il n'y en a pas un qui ne mette de
côté au moins une pièce de trente sous tous les
l'ours! »
Comme nous voulions calculer à peu près ses
bénéfices journaliers , elle nous dit :
« Oh ! je n'y vais pas par quatre chemins : le
remisage des autres me paie mes frais au bout de
Tannée. Quant à mes cinquante voitures, elles
rapportent chaque soir à la maison leurs petites
trois pistolos et demie , comme disent les chara-
bias. Quand j'en aurai une centaine, et cela ar-
rivera avec du temps et de réconomie , je pourrai
marier mes filles, s'il m'en vient jamais. »
— IG —
Comme nous nous étonni':>ns des bénéfices
énormes de M"^*' Lecœur.
« Qu'est-ce que c'est qi»^ cela, nous dit-elle,
auprès de ce que gagne la mère Brichard? Vous
(TOUS étonnez de ce qu'une femme seule gagne sa
vie! La mère Brichard a son mari, ses garçons,
qui, loin de l'aider, lui coûtent les yeux delà tête.
Malgré ça, elle gagne de l'or, et sa fille Annétte
est un bon parti : elle pourrait la marier avec un
avocat; mais elle aime mieux la faire travailler, et
lui acheter une bonne place à la halle le jour
qu'elle la mariera à quelque bon ouvrier, qui de
ce jour-là se croira rentier et se fera nourrir par
sa femme.
Il esta remarquer, en effet, que dans cette classe
la majeure partie des hommes mariés à des mar-
chandes ou à de bonnes ouvrières ne font rien
ou presque rien. C'est à peine s'ils aident leur
femme dans ses travaux; ils passent leurs journées
lu cabaret, à godailler, se grisent, rentrent
;hez eux toujours entre deux vins. Les malheu-
reuses femmes se trouvent encore heureuses
lorsque, sur une observation, ces hommes biutaux
ne répondent pas par des voies de fait , qui finis-
sent presque toujours à la police correclionnellfi
ou sur JAs bancs de la cour d'assises. Pour ces
— 17 —
femmes, le prototype de rélégance, de la distinc-
tion , de Tcsprit , est Tavocat , soit à cause de la
cravale blanche inhérente à cette, classe de ci-
toyens , soit à cause de la robe noire et de la
parole à Theure, qui ont encore beaucoup de pres-
tige sur ces imaginations. Cependant Finfluence
du barreau est contrebalancée par celle du phar-
macien , qui est le ne c plus ultra de la science et
du savoir; il leur apparaît dans son officine , en-
touré de bocaux verts , rouges et bleus , comme
un espèce de magicien , de mire du moyen âge.
M™« Lecœur voulut bien s'offrir pour nous
conduire chez la mère Brichard, sa voisine.
En sortant de sa maison, nous rencontrâmes un
vieillard rouge en couleur, une véritable trogne
de pèr^ Trinquefort^ un amant de la dive bou-
teille, comme on disait jadis ; un ami delà treille,
cpnamç disent encore les guinguetliers. M"*'* Le-
cœur le f alua l^gèreraent de la main. Le père Salin,
c'est son jQom, répondit à ce signe amical par la
plus profonde révérence. Nous avons su depuis
qu'il était son locataire, car M'"® Lecœur esi prin-
cipale de la maison dont sa remise occupe la cour,
Elle a, comme on voit, plusieurs cordes à son arc;
aussi emploie-t-elle une femme de ménage à six
francs par mois.
2
— 18 —
« Que fait M. Salin? demanda M...
— Oh ! il n'est pas au bureau de Tassislance
publique! (Être au bureau est une honte pour
un homme, dans ces quartiers de travailleurs.)
C'est un homme qui gdigne joliment sa vie : il est
Fabricant d'Asticots.
Nous avouons que nous ne nous y attendions
pas. Cette industrie nous parut exorbitante. Le
fabricant d'asticots dépassait de cent coudées notre
imagination. Nous craignions de n'avoir pas bien
entendu, mais certainement nous ne comprenions
pas. Il nous fallait une explication.
« Fabricant d'asticots! dis-je avec surprise.
— Mais oui... Vous savez bien ces petits vers
qui servent à pêcher.
— Je sais. Mais comment les fabrique-t-il ?
— Ah voilà! Ce n'est peut-être pas très pro-
pre , cet état-là, mais on y gagne sa vie. Il y a à
Paris plus de deux mille pêcheurs à la ligne,
beaucoup de gamins et pas mal de bons bourgeois
établis ou retirés des affaires. Le père Salin a fait
connaissance avec ceux-ci sur le bord de l'eau. Il
leur fait des asticots pour amorcer toute Tannée.
Pour cela il a loué tout le haut de la maison, un
ancien pigeonnier. Il y met macérer des charo-
gnes de chiens et de chats que lui fournissent les
— 19 —
chiffonniers. Quand c'est en putréfaction^ les vers
s'y mettent; le père Salin les recueille dans des
boîtes de fer-blanc qu'on nomme calottées^ et il
les vend jusqu'à quarante sous la calottée. Vous
voyez que ce n'est pas bien malin à fabriquer.
Mais dame ! il faut un fier odorat pour faire ce mé-
tier-là! T^^î ie monde ne le pourrait pas. Aussi
ses journées sont-elles très bonnes au commen-
cement de la saison : il ne gagne jamais moins de
dix à quinze francs par jour, et tout le reste de
l'année sept à huit francs. Mais ça n'a pas d'or-
dre, ça aime trop à lever le coude (boire).
— Cependant, lorsque les eaux sont hautes,
on ne pêche guère; il doit souvent chômer pen-
dant l'hiver?
— Au contraire, c'est son meilleur temps, par-
ceque alors il élève des vers pour les rossignols , ce
qui est un excellent métier, dont il a presque le
monopole. C'est propre, c'est facile, cela rapporte
beaucoup. Il suffit de prendre de la recoupe (pe-
tit son), qu'on mêle avec de la farine et de vieux
morceaux de bouchons ; on les laisse couver dans
de vieux bas de laine , et les asticots rouges nais-
sent tout seuls. Cela se vend dix sous le cent. Gé-
néralement les amateurs de rossignols sont de
vieilles femmes riches et des bourgeois qui ont
— 20 -
dejs mptier^ trancjuilles : les bouquinistiBS, |es re-
lieur?, ^es tailleurs à façon. Tous ces gens-là
paient bien et comptant : il suffit donc d'avoir une
dizaine de pratiques possédant chacune trois ou
quatre oiseaux pour vivre bien à son aise et payer
une femme de ménage. S'il n'aimait pas tant la
boisson, le père Salin pourrait être propriétaire
tout comme un autre ; mais il mourra à l'hôpital, il
est trop artiste. »
J
21 —
H.
UN MOT SUR LES ARTISTES POPULAIRES. — LA CUISEUSE
DE LÉGUMES. — UN RENTIER A CINQ FRANCS DE CAPI-
TAL. — LE TZIGAN MUSICIEN.
Nous VOUS avons conduit dans un monde étran-
ge, que vous ne connaissez pas , dont vous com-
prenez à peine le langage, car ce moiide-là a un
lexique à lui, des mots qui lui appartiennent en
propre, et nous vous en devons l'explication tou-
tes les fois qu'ils se présenteront sous notre plume.
Il est trop artiste ! a dit M™® Lecœur. Etre
artiste veiitdîre ici : jeter l'argent par les fenêtres,
le dépenser à tort et à travers sans compter , boire
dc-ci et de-ià, courir la fillette, chanter, rire tou-
jours, en un mot être un gai boute-en-train, un
enfant dé la joie, un Roger Bontemps. En effet,
dans ces quartiers, on ne connaît, en fait d'artistes,
que les pëiritres en décors de boutiques et les mu-
siciens cl'brclièstres de barrières, gens engendrant
le moins qu'ils peuvent la mélancolie et ne cra-
chant pas du tout sur le jus de la treille. Ils i,a-
gnent facilement leur vie, ils travaillent le moins
possible, ils sont passablement payés! aussi clc-
22
pcîisent-îls leur argent beaucoup plus vivement
qu'ils ne le gagnent.
Braves gens au demeurant, cœurs loyaux, tou-
jours prôts à rendre service à tout le monde indis-
tinctement; bons, charitables, mais flâneurs, pa-
resseux avec délices; ne refusant jamais une par-
lie de plaisir, en proposant toujours, ils ont le mot
pour rire et ils chantent agréablement la romance
égrillarde et la chanson bachique.
Ils sont très aimés du peuple , parcequ'ils sont
bons drilles et passent pour des farceurs qui n'ont
pas froid aux yeux. La plus belle partie du genre
humain les estime fort, car, après tout, ils forment
la haute aristocratie des classes laborieures. Ils ne
sont pas encore bourgeois, ils ne sont déjà plus
ouvriers ; ils se trouvent sur l'extrême limite, et
servent pour ainsi dire de chaînon pour relier les
deux castes. Ils sont indépendants, libres et fiers;
ils n'ont ni patrons ni bourgeois, ce qui est beau-
coup.
Nous avons rencontré dans ce monde-là des
vertus louchantes, des délicatesses exquises. Lais-
sez-nous vous raconter l'histoire du chef d'orches-
tre du Ihéûtre de M. Morin. Cet homme est âgé
de cinquante et quelques années ; c'est un petit
7ieillard, au visage triste et réfléchi, plein de ré-
— as-
signation. L'œil est doux et intelligent ; on voit
que cet homme pense et qu'il est bon. Il est tou-
jours vêtu de noir ; ses habits, quoique vieux, sont
d'une propreté militaire. Il fait peu de gestes , il
parle bas et semble écouter avec plaisir son inter-
locuteur, tout en donnant audience à ses pensées.
Il est d'une politesse méticuleuse ; il a plutôt
l'air d'un homme de chiffres et de calcul que
d'un homme d'inspiration. Il est né en Sa-
voie ; il se nomme Brosset. Il partit de son pays à
l'âge de huit ans pour venir chercher fortune à
Paris; il était avec son frère. Ils jouaient de la
vielle, en demandant un petit sou , le long de la
route. Après un voyage qui dura bien long-temps,
hélas ! pour de pauvres petites jambes de dix
ans , ils entrèrent dans la grande ville. Là leur
sort devait changer, car, à peine la barrière fran-
chie, la première chose qui se présenta à leurs
yeux était un portefeuille bien ventru, bien re-
bondi, aj int tous les airs d'un meuble de bonne
maison. Nos deux petits Savoyards s'empressèrent
de cacher leur trouvaille à tous les yeux ; retirés
dans un coin, ils l'examinèrent : il contenait dix
beaux mille francs en billets de banque, et d'au-
tres papics, tels que lettres de change, billets à
ordre, etc., etc., et toute la série des papiers tim-
— u -^
brés paraphés de noms goîval)les. — Ali! mon
Dieu! s'écria Brosset, ausbilôt qu'il cul apprécié
la valeur de sa trouvaille, il doit être bien mal-
heureux celui qui a perdu un pareil trésor! II faut
le retrouver et lui rendre son bien.
Les deux frères ne prirent aucun repos qu'ils
n'eussent trouvé le propriétaire du portefeuille
^erdu., C'était un riche commerçant. Ce beau trsiit
de probité le toucha; il prit les deux enfants, leur
fit faire des études, apprendre la musique, et leur
procura ainsi tous les moyens de gagner honora-
blement leur vie. Il ne voulut pas que ce trait de-
meurât inconnu; il le fit raconter dans tous les
journaux du temps, en citant l'âge et les noms
des deux frères. Brossét depuis lors eut bien des
succès, car il est excellent musicien ; il à couru
la monde d'un bout à l'autre, mais il a toujours
conservé le journal qui relate ce fait, encadre
dans sa chambre , parceque , dil-il , il lui rappelle
le temps de sa misère et le souvenir de la recon-
naissance qu'il doit à son bienfaiteur. Malheureu-
sement, le nom de ce dernier nous échappe ; nous
ne pouvons l'accoler ici à celui de l'obligé.
Ainsi le père Salin est artiste par la seule rai-
son que, sans boutique, sanspalente, sans frafs, il
gagne sa vie sans avoir besoin de personne, et
— 25 —
qu'il vit tout à fait à sa guise, se renfermant dans
sa spécialité.
Nous arrivâmes chez la mère Brichard. Sa bou-
tique est un immense fourneau : figurez-vous deux
bassines gigantesques où Ton pourrait faire cuire un
bœuf entier avec ses cornes et ses autres agré-
ments ; une cheminée comme on n'en voit plus
que dans les provinces les plus éloignées, et, au
milieu de tout cela, M™° Brichard et sa fille,
M^^^ Annette. L'une préside à la cuisine, l'autre
à la vente des artichauts. La mère Brichard est
une femme de quarante-cinq ans environ, grosse,
ronde, courte, un type de bœuf de labour, de
cheval de trait. Elle est active, remuante, tou-
jours en mouvement; elle va, vient, crie, rit, parle,
chante, travaille, tout cela à la fois; elle ne perd
pas un moment et dit cinquante paroles de trop à
chaque phrase. Sa fille, M^^® Annette, est blonde,
jolie, avec dé beaux yeux bleus ; elle semble ti-
mide, et ne parle qu'avec la plus grande réserve.
Ce que M"^® Lecœur aurait expliqué en cinq
minutes, la mère Brichard, grâce à ses phrases in-
cidentes, mit une bonne heure à nous le dire. Pen-
dant la saison , elle achète les artichauts sur pied
aux champs, et à la halie par voitures. Elle choi-
sit les plus beaux, qu'elle ""^nd aux fruitières pour
— 26 -
les maisons bourgeoises; les petits sont mangés h
la poivrade ; elle fait cuire tous les autres pour son
commerce. Elle ell fournit à presque tous les pe-
tits marchands à charrettes qui les crient par la
ville. Le prix de l'achat en gros et sur une grande
échelle est si minime, qu'il parait presque incroya-
jle : il varie de un à six centimes. Lorsqu'ils sont
cuits et livrés aux crieurs, la mère Brichard gagne
deux centimes. Il va sans dire que ceux qui sont
vendus au détail aux passants et aux bourgeois
procurent un bénéfice triple.
Pendant l'automne et l'hiver, son matériel lui
sert à fournir de légumes cuits, oseille, chicorée,
épinards , une partie des fruitières et des mar-
chandes de la halle. Elle fait outre cela des poires
et des pommes cuites pour les détaillants.
— « Pourquoi ceux-ci ne font-ils pas cuire
leurs légumes eux-mêmes?
— Cela leur coûterait plus cher que de les
acheter tout cuits , nous répondit la mère Bri-
chard : ils ne sont pas outillés, et le matériel
coûte très cher. Ce métier- là, il faut le faire en
grand ou ne pas s'en mêler : on y perdrait son
temps et son argent. Dans notre partie, il faut
savoir d'avance, à un centime près, sa dépense,
pour chauffage , entretien, loyer, temps, et tout
— 27 —
le reste : il n'y a pas de petites économies ; il ne
faut rien perdre, pas un charbon, pas une minute
de feu. Si je nourris des lapins, c'est pour pro-
iîter de mes épluchures.
Au commencement du printemps , elle fait des
œufs rouges et entreprend par adjudication ceux
des coquetiers en gros. Elle a toujours, en toutes
saisons , quelque chose à vendre aux petits mar-
chands ambulants , parcequ elle tient avant tout à
conserver ses pratiques, et elle ne veut pas les
déshabituer de venir à sa maison faire leurs pro-
visions.
Pendant que nous causions avec M™^ Brichard,
nous entendîmes un grand caquetage à la porte.
La rue devant rétablissement avait l'aspect de la
rue du Coq-Saint-Honoré au moment de l'exposi-
tion du jour de Tan de la maison Alphonse Giroux.
Seulement, au lieu des beaux cochers fourrés ,
poudrés , luisants , c'étaient de pauvres femmes
en guenilles , de jeunes filles portant la glorieuse
livrée du travail , et des petites charrettes à bras à
la place des fringants équipages. C'était l'heure
d'une cuite^ M™^ Brichard allait commencer sa
vente de l'après-midi , celle de deux heures ,
moment où les ouvriers des fabriques font leur
second déjeuner.
— 28 —
La mère Brichard fournissait aux demandes ,
M'^*^ Annetle recevait Targent. Toutes ces femmes
payaient sans discuter, sans mot dire. C'est que
la mère Brichard n'eniend pas raillerie à rarticle
du crédit. Elle préférerait faire crier par les rues
toutes ses cuites à sa fille Ânnette, que de faire
deux sous à' œil (crédit).
«Cependant, lui dis-je, ces fiauvres fem-
mes ne doivent pas toujours avoir l'argent à la
poche?
— Elles savent bien où en trouver. Est-ce qu'il
n'y a pas dans ce quartier M... Vautour^ un
brave Auverpin (Auvergnat), qui a fait ses affaires,
et chez qui elles savent qu'il y en a toujours?
— Oui , mais à quelles coridilioris?
— Oh ! c'est un bien brave homme , allez ! Il
aime à obliger le pauvre nidhde. 11 leur donne
cinq francs tous les matins , et elles lui rapportent
cent cinq sous tous les soirs.
— Cinq sous d'intérêt pour cinq francs et pour
douze heures! Mais c'est exorbitant !
— Il leur rend service !
— Ah ! vous appelez cela un service ! Si M...
Vautour proie aux nichies conditiohs à celles qui
travaillent pendant la niilt, c'est-à-dire cinq
francs à six heures du soir pour avoir cinq f^ancs
— 29 —
cinq sous à six heures du matin, un écu lui rap-
porte cent quatre-vingt-deux francs cinquante
centimes liav an, et chacune de ces pauvres mar-
chandes lui donne par an quatre-vingt-onze
francs Tingt-cinq centimes d'intérêt, ce qui fait
que son argent est prêté à dix-huit cent vingt-cinq
pour cent.
— Diantre î fit M"^® Lecœur, mais c'est assez
bien placer sa monnaie.
— Mais oui , c'est un assez bon métier, dit la
mère Brichard ; ça vaut mieux que de se brûler
le tempérament à faire bouillir un tas de choses.
— Savez-vous qu'avec cent francs ainsi placés,
c'est-à-dire vingt pièces de cent sous , cet homme
si bienfaisant, ce protecteur des pauvres, se ferait
dix-huit cent deux francs de revenu par an ?
— Bon Dieu! le vieux coquin», s'écrièrent
toutes les femmes.
Puis on n'y pensa plus. Mais nous autres, nous
y pensions, et nous disions : En supposant que cet
honnête philanthrope, cet homme honoré, respecté,
vénéré dans son quartier, soit un homme d'ordre,
un homme qui travaille, un homme venu à Paris,
comme la plupart de ses compatriotes, pour s'a-
masser un petit hoursicaut, afin d'acheter un petit
morceau de terre dans la Limagne; si cet ami de
— 30 —
rhumaniténe dépense pas ses cinq francs et leurs
iniérôls , que devient alors le célèbre calcul des
grains de blé multipliés sur les cases de l'échi-
quier ? Tous les quatre jours il a un franc. 11 prête
généreusement à toutes les femmes qui lui sont
recommandées et dont répondent ses pratiques , et
Oieu sait combien il y a dans notre ville de gens
qui accepteraient ces conditions pour avoir le
droit de travailler! En faisant le calcul des intérêts
composés, au bout de Tannée il se trouve avoir
gagné avec une pièce de cinq francs 3,900,000
francs, ou 780,000 pièces de cinq francs.
Faisons maintenant un calcul plus facile , pour
ceux qui n'auraient pas le temps d'additionner jour
par jour pendant la durée d'une année de 365
jours.
Cinq francs, avons-nous dit, à cinq sols (2 5 cen-
times) d'intérêt par jour, rapportent 91 francs25
centimes par année. Si dans l'année suivante on
se sert de la somme gagnée pour ce même com-
merce, aux mêmes conditions, on obtient 1665 fr.
3i centimes, plus une fraction. La troisième année
lui rapportera une somme de 30,391 fr. 90 cent,
plus une fraction. La quatrième année le trouvera
à la tête 654,652 fr. 17 centimes , plus fraction.
Enfin la cinquième année donnera la somme énorme
— 31 —
de 11,947, -402 francs 10 centimes et fraction.
A la septième année, le capital accumulé surpas-
serait considérablement la totalité de la monnaie
circulant en France.
Et l'on parle de l'usure qui ronge nos campa-
gnes, du paysan saigné à blanc, ruiné ! Hélas !
voilà ce qui se fait à Paris, au centre de la ville,
dans tous les quartiers populeux. Abordez, dans
la rue, n'importe quelle petite marchande criant
ses légumes : si vous savez lui inspirer de la con-
fiance, en lui parlant son langage, elle vous don-
nera l'adresse d'un de ces vampires qui s'attachent
à l'existence du pauvre et sucent son sang jus-
qu'à ce que mort s'ensuive.
Il y a dans Paris peut-être mille sociétés de
bienfaisance se partageant toutes les paroisses.
De jeunes femmes du monde, des fils de famille,
des hommes haut placés, vont chaque jour visiter
les pauvres à domicile , leur porter du linge, du
bois, des habits, du pain. C'est très bien : il n'est
rien au monde que nous respections à l'égal de la
charité, c'est une vertu toute divme.
Mais est-ce assez que de donner?
Ne devrait-il pas y avoir aussi une société qui
encourageât le travail?
Ne serait-ce pas une grande et belle œuvre
— 32 —
que celle qui dèlivrernit de Tuf^urc ces malheu-
reux travailleurs?
Et pour cela il ne faudrait qu'une simple mise
de fonds de quelques centaines de francs : car
jamais, de mémoire de marchande, ces misérables
usuriers n'ont perdu une seule pièce de cinq
francs. Celle qui ne leur rapporterait pas, le soir,
la somme prêtée le malin, serait montrée au doigt
et vilipendée dans tout le quartier.
]Xous prions M. Tabbé Mullois, dont nous
avons lu avec intérêt les livres sur la charité, de
prendre notre idée en considération.
Vous concevez qu'après avoir découvert des
choses si extraordinaires : une loueuse de voiture à
bras qui se faisait 12 à 15,000 livres de rentes;
une cuiseuse de légumes des quatre saisons qui
bénéficiait de 25 à 30,000 francs par an; un phi-
losophe élevant dçs .vers pour les rossignols et
des asticots pour la pêche qui gagnait autant
qu'un chef de division et beaucoup plus que de cé-
lèbres feuilletonnistes ; enfin un monsieur auprès
duquel nos plus illustres banquiers n'étaient que
des philanthropes, nous ne pouvions nous arrêter
dans nos pérégrinations : nous avions rencontré
l'incroyable, nous voulions de l'impossible.
Nous avious rencontré les musiciens errants,
— sa-
les joueurs d'orgue, les moiUreurs de singes et
d'animaux vivants; — il y a là des maisons qui
sont de véritables ménageries, — les impresarii
de marionnettes y établissent leurs quartiers gé-
néraux. Ceux-ci ont importé toute une industrie
dans la rue du Clos-Bruneau. Us y font vivre toute
une population, population curieuse, douce,
bonne , presque artiste , qui rappelle de loin
certains personnages des contes fantastiques
d'Hoffmann. Elle est toute employée à la fabrica-
tion des fantoccini. Il y a d'abord le sculpteur en
bois qui fait les têtes. Il est à la fois peintre et
perruquier; il travaille dans le commun et dans le
soigné. Il vend ses têtes jeunes, dans le soigné,
de 2 à 4 francs ; celles de vieillards à barbe et
cheveux blancs, de 40 à 15 francs; une perruque
simple , 12 sous ; avec agréments et frisure, pour
femme ou pour chevalier Louis XIII, 2 francs,
A côté de lui se trouve Thabilleuse qui fait les
costumes; on lui fournit les étoffes; lorsqu'elle
travaille pour un spectacle bien établi, comme
celui de M. Morin, rue Saint-Jean-de-Beauvais,
elle gagne 2 francs par jour, sans se donner trop
de mal. Puis viennent les cordonnières, celles
qui font les souliers de satin pour les marionnettes
danseuses et les bottes en chamois pour les rh<»-
3
— 34 —
valiers. Les souliers se vendent i sous la ^âire,
les boUes 15 sous. Enfin, le véritable magicien
de ce monde, celui qui enseûrêtélës bouisbouis.
Ensècréter un bouisbouis consiste à lui attacher
tous les fils qui doivent servir à le faire mouvoir
sur le théâtre : c^^stèe qui doit cornpléter l'illu-
sion. Il faut iihé certaine science poui- bien ensè-
créter, car celui qui est chargé dé faire danser \t
marioimette doit ne jamais pouvoir se tromper et
ne prendre jamais un fil pour un autre, faire re-
muer un bras pour uhe jambe; là disposition de
i'ensecrètement doit être telle, qu'en voyant les
fils détachés, celui qui a Thabitude de ces exer-
cices doit dire : Celui-ci sert aux bras, celui-là
aux jambes.
Dans vos proiménades d'été â travers les bois,
^iôUs êtes-vous quelquefois arrêté sous la tonnelle,
dans un de ces délicieux cabarets des environs de
Paris, oii les clématites, les volubilis, ICs capu-
cines et lesgobéas semblent se disputer' à qui
vous donnera Tombre la plus fraîche et le par-
fum le plus suave; où la brise arrive douce et
parfumée; où les oiseaux, se piquant d'amour-
propre, vous chantent à qui mietix mieux leurs
plus délicieuses cavatines ? Et là, avez-vous été
tout à coup réveillé par des chants barbares qui
— 35 —
On( fait s'envoler à la fois les rêves et les oiseaux?
Vous avez rencontré devant vos yeux un vieil^-
îard, au teint basané, à l'œil faUve, aux haillons
picaresques, raclant avec un morceau de plume
sur une mandoline bizarre, une manière de Guzzla,
' quelque chose rappelant l'origine de la musique,
une espèce d'écaillé de tortue, comme devait être
la lyre du poète Orphée.
C'est un tzigân de la Valachie, un bohémien,
comme nous disons ; un Zingari, un Gypsy, comme
disent les autres du midi et du nord. Cet homme
a une histoire, ce qui est rare.
Il est né àBucharest; il était serf au service
d'un boyard quelconque. Ce Seigneur avait fait ses
études à Paris ; il retourna dans son pays avec les
idées françaises. Son premier soin, en rentrant
sur ses propriétés, fut de faire brûler, devant les
paysans, tous les instruments de supplices, knout,
batogues (baguettes), cordes, nerfs de bœufs.
Les paysans, voyant Cet auto-da-fé, ne com-
prirent qu'une chose , c'est que leur jeune sei-
gneur les faisait libres, c'est qu'il abolissait le tra-
vail obligé. Car qu'est-ce que la liberté pour un
tzigan de Valachie ou un nègre de l'Amérique, si
ce n'est le droit de ne rien faire? On se mit à se
promener, à jouêf de la gUZïlâ, â dânSef toute la
— 36 —
journée. Les premiers jours, le Valaque crut
qu'on lui faisait fêle, que chacun célébrait à sa
manière l'avènement des idées progressives. Mais
bientôt il s'aperçut de Terreur de tous ces braves
gens; et, pour les réintégrer dans les saines idées
des amis de l'ordre, il leur donna à chacun un
petit morceau de papier, en les priant de le por-
ter au chef de la police de Bucharest.
Ces morceaux de papier étaient autant de bons
pour cinquante coups de knout à se faire admi-
nistrer par les valets de ville.
Le moyen était dur; mais il paraît qu'il était
bon, car, dès le lendemain, chacun se remit au
travail, et, pendant un mois, personne n'eut un
reproche à subir : les travaux étaient exécutés
avec une exactitude merveilleuse. Mais, le mois
suivant, on commença à se relâcher : les dos
étaient cicatrisés; on oubliait le terrible exemple
du mois précédent; on baguenaudait; chacun en
prenait à son aise. Il fallut revenir aux petits
morceaux de papier, aux bons de knout. L'ordre
rentra dans l'atelier. Noire jeune homme, recon-
naissant l'excellence de son invention, ne trouva
rien de mieux que d'assembler tous les premiers
du mois ses serfs, et, de môme qu'ici on fait la
paie, on leur remettait à chacun un de ces ter-
— 37 —
ribles petits bons ; qu'il fût content ou non, qu'on
eût travaillé ou flâné, qu'on eût bien ou mal fait,
c'était une affaire réglée, le premier du mois on
recevait son petit morceau de papier.
Notre homme, qui était plus avancé que les au-
tres, se fatigua de ce régime. Un jour , il prit sa
guzzla sous son bras, tout ce qu'il put enlever sur
son dos , et il partit à la grâce de Dieu , ne sa-
chant où il allait. Mais, étant chez son maître, il
avait entendu parler de Paris. Paris ! Qu'est-ce
que cela pouvait être? N'était-ce pas le pays où
s'allume le soleil? N'était-ce pas la terre promise
par les prophètes aux bienheureux de toutes re-
ligions? C'était la ville des plaisirs , du bon vin,
des arts et de la liberté : que fallait-il de plus à
notre maugrabin? Il aimait toutes ces belles cho-
ses-là. Il partit pour la patrie de ces beaux
rêves.
Vous dire comment il fil les six cents lieues qui
séparent Paris delà Valachie, cela serait toute une
odyssée. Il eut quelques bonnes veines et beau-
coup de misères. Il rencontra une troupe de
bohémiens, il courut avec eux les foires d'Alle-
magne en qualité de musicien. Enfin ils arrivé-'
rcnt sur les bords du Rhin ; il contemplait déjà
celte terre de France tant désirée, il s'y voyait
— 38 —
arpentant les grandes routes. Mais hélas ! Thommo
propose et Dieu dispose.
Il comptait sans la gendarmerie, cette noble
institution qui existe partout, môme en Allemagne;
tes compagnons, qui ne laissaient jamais rien
traîner, avaient trop emprunté aux bons Germains
pendant leur lourd sommeil de bière. On s'était
fâché, la troupe fut appréhendée au corps. Ce
qu'on lui reprocha , on n'en saura jamais rien.
Toujours est-il que notre tzigan ne revit le Rhin
et la terre française que six longues et sans douto
bien tristes années après sa première contempla-
tion.
Tant qu'il fut en Alsace, tout allait pour le
mieux ; il avait appris la langue allemande pen-
dant son long séjour en Saxe. Mais, dès qu'il eut
quille ces contrées, il se trouva dans une posi-
tion identique à celle de laSarrasine de la légende,
la mère de saint Thomas Becket, nous croyons ,
qui partit de son beau pays d'Orient pour venir
en Angleterre chercher un amant volage, en ne
sachant que deux mots de la langue d'Occident,
Londres et Becket. Le tzigan avait un désavan-
tage sur elle encore : il n'en savait qu'un, Paris!
Enfin, à force de demander, il arriva. Le soirde
ton entrée , se croyant encore dans les plaines de
— 39 —
la Kouuiaiiie, il se coucha sans souper sur le pre-
mier banc qui se présenta. Une patrouille passa;
onFinierrogea, lui et sa compagne de voyage, une
jeune et beliq gypsy qu'il avait ramenée d'Alle-
magne. Ils répondirent en allemand ,. on les con
duisitàla préfecture. L'interprète du lieu leur
dit que , s'ils demandaient une médaille de chan^
leurs des rues, on pourrait les rendre à la liberté.
Le lendenaain, ils commencèrent donc leur
nouvel état. La femme était jeune et jolie, elle
faisait la quête. On est toujours généreux avec
une jolie femme. L'homme amusait par ses gri-
maces et son instrument inconnu. Dans la journée
ils posaient chez les peintres pour augmenter leur
revenu. Il y a de cela quarante ans. L'homme
chante toujours et joue toujours de la guzzla. La
femme s'est faite tireuse de cartes; elle vend des
noix et des coquilles dorées dans lesquelles sont
enfermés les arrêts du destin. Vous devez l'avoir
vue aux Champs-Elysées. C'est une vieille femme
au teint bistré , à l'œil noir, édentée, refrognée,
ridée comme une pomme de l'année dernière.
Paris leur a porté bonheur, ils sont aujourd'hui
propriétaires !
Oui, propriétaires! et ne deux maisons encore!
Deux maisons sises à Paris, dans le quartier de
— 40 -
Lourcine , deux maisons louées à la semaine^
rapportant deux mille huit cents francs.
Louées à la semaine ! Nous avons souligné ces
mots, parceque beaucoup de nos lecteurs ne sa-
vent peut-être pas que cette mode anglaise est
encore un emprunt fait aux vieilles coutumes de
la France, coutume barbare, qui s'est perpétuée
dans les quartiers pauvres, comme tout ce qui est
laid et cruel. Le dimanche, les propriétaires vien-
nent faire la ronde chez tous leurs locataires, rece-
voir leur argent ou donner congé dans les vingt-
quatre heures. De celle façon, les mois n'ont que
vingt-huit jours pour eux ; ils ont inventé des
années de treize mois. C'est ingénieux et produc-
tif.
Notre izigan est sans pitié pour les mauvais
payeurs. Que si on lui parle de Télat qu'il continue
d'exercer : Qu'appelez- vous demander l'aumône?
dit notre homme en se drapant dans ses haillons.
Je suis musicien, on paie mon talent; est-ce que
Paganini demandait l'aumône quand il donnait
un concert ?
— 41 —
III.
l'aklequin. — l'employé aux yeux de bouillon. —
les loueurs de viande. — le peintre de pattes
de dindons. — le boulanger en vieux, etc.
J'ai dit que des membres de la commission cen-
trale des propriétaires et habitants du douzième
arrondissement m'avaient prêté le concours de
leur expérience et me guidaient à la recherche des
étrangetés qui n'appartiennent qu'à cette zone de
Paris. Mais il commençait à se faire tard, la nuit
s'avançait à grands pas ; de fumeuses chandelles
s'égouttaient en longues stalactites au fond de tou-
tes les boutiques : mes compagnons me quittèrent.
Resté seul, je m'adressai à un des industriels de
la localité que j'avais visités le matin. Il voulut
bien m'accompagner.
« Savez-vous, me dit-il, comment mange une
partie de cette population?
— Je connais, répondis-je, le plat de viande à
deux souset delégumes à cinq centimes, etj'ai en-
tendu parler du hasard de la fourchette et du
bouillon à jet continu.
— Oui, mais ce que vous ignorez, c'est que les
— 42 —
ouvriers qui ont du travail mangent seuls le plat à
deux sols ; les autres se nourrissent tout simple-
ment cbez le Bijoutier.
— Le bijoutier! qu'est-ce donc? Serait-ce par
hasard la fameuse soupe au caillou dont on m'a
tant parlé dans mon enfance?
— Non ; suivez-moi un moment, et vous ver-
rez. Si vous avez des nausées, ne vous en prenez
qu'à votre curiosité, et surtout bornez-vous à ra-
conter ce que vous aurez vu ; vous n'avez pas be-
soin de rien exagérer pour apitoyer utilement sur
le sort de ces malheureux et appeler sur eux l'at-
tention des gens compétents.
Nous descendions une de ces petites rues rai-
des dont les pavés, appuyés les uns contre les
autres, semblent se faire la courte échelle pour
monter jusqu'au Mont-Saint-Hilaire. A la rue des
Noyers, mon cicérone me dit :
— Visitons d'abord les alentours du marché.
Voici la mère Maillard : c'est une bijoutière ou
marchande d.' arlequins. Je ne sais pas trop l'ori^-
gine du mot bijoutier, mais Varlcquin vient de ce
que ses plats sont composée de pièces et de mor-
ceaux assemblés au hasard, absolument comme
l'habit du citoyen de Bergame. Ces monceaux de
viandes que vous voyea là sont 1res copieux , et
— -13 —
cependant ils se vendent un sou, indistinctement.
Ce bon marché n'a rien d'étonnant. La mère Mail-
lard a passé un traité avec les laveurs de vaisselle
de presque tous les grands restaurants. Ces hom-
mes, qui sont relégués dans une étuve où, d'un
bout de Tannée à l'autre, il restent soumis à une
chaleur de soixante à quatre-vingts degrés centi-
grades, ont généralement vingt-cinq francs d'ap-
pointements fixes par mois ; mais ils se font de
quatre à cinq cents francs par mois avec les restes,
qui leur appartiennent.
Ce qu'on appelle en terme du métier les roga-
tons, c'est-à-dire tous les morceaux que la prati-
que laisse dans les assiettes, se vendent par seaux.
C'est là ce qu'achète la mère Maillard , et c'est
avec cela qu'elle compose ses arlequins. Le seau
vaut trois francs. On y trouve de tout, depuis le
poulet truffé et le gibier jusqu'au bœuf aux choux.
Les ortolans, si on en mange à Paris, y cou-
doient familièrement le modeste beefsteak. Les
eaux grasses, les os, les rognures, les épluchures,
se vendent à part ; la graisse se met dans de petits
barils, elle est achetée par les fabricants de lam-
pions pour les illuminations, à raison de sept
francs le baril. C'est un prix fait, comme les petits
pâtés. Mais il y a là un terrible revers de la mé-
— 4^ —
daille : ces hommes ne peuvent jamais durer plus
de trois ans à faire leur métier ; ils se cuisent, ils
finissent par ne plus avoir de sang. C'est une es-
pèce de glu, quelque chose comme de la confiture
de groseilles, qui coule dans leurs veines. Les ver-
riers, les chauffeurs de machines, sont dans un
doux printemps auprès de ces pauvres diables,
qui tous, pareils à des jokeys entraînés au moment
des courses, sont d'une maigreur vraiment épique.
La mère Maillard travaille tous ces rogatons;
elle les assemble, elle les assortit, elle les appro-
prie et les vend aux gens aisés pour les animaux
domestiques, et aux pauvres pour leur nourriture.
— C'est triste.
— Je n'en disconviens pas. Quant aux os, je
vais vous dire ce qu'on en fait. Avant d'arriver
chez le marchand de noir animal, le tabletieroule
fabricant de boutons, ils sont cuits deux ou trois
fois. D'abord le boucher les vend quatre sous la
livre, sous le nom de réjouissance^ aux bourgeois
et aux grands restaurants , pour faire des consom-
més ; ceux-ci les cèdent au rabais aux traiteurs de
quatrième ordre, qui en font des potages gras pour
leurs abonnés ; enfin ces derniers les repassent aux
gargotiers, qui en composent une espèce d'eau
chaude, qu'ils colorent à grand renfort de carol-
— 45 —
tes, d'oignons brûlés, de caramel et de toutes sor-
tes d'ingrédients. Or , comme ces ingrédients ne
peuvent donner ce que recherchent les amateurs,
c'esl-à-dire des jeux au bouillon, un spéculateur
habile a inventé X employé aux yeux de bouillon.
Voici à peu près comme cela se pratique : un
homme prend une cuillerée d'huile de poisson dans
sa bouche, au moment où doivent arriver les pra-
tiques, à l'heure de V ordinaire., et, serrant les lè-
vres en soufflant avec force, il lance une espèce
de brouillard qui, en tombant dans la marmite,
forme les yeux qui charment tant les consomma-
teurs. Un habile employé aux yeux de bouillon
est un homme très recherché dans les établisse-
ments de ce genre.
— Mais cela doit avoir un goût détestable !
— Eh mon Dieu! le goût ne se développe que
par la pratique. Comment voulez-vous que des
gens habitués aux arlequins de la mère Maillard
deviennent des gourmets? L'eau-de-vie, d'ailleurs,
Jeur a brûlé le palais.
— Heureusement, ajoutai-je, les viandes que
nous voyons pendues aux vitres de toutes ces gar-
gottes me semblent belles et bonnes.
— Ces viandes ne sct 'à que pour le coup
d'oeil.
— 46 —
— Comment , pour le coup d'œil?
— Oui : ces quartiers de bœuf, de mouton et
de veau pendus aux vitres des marchands de soupe,
ne leur appartiennent pas : ce sont des viandes
louées.
— Des viandes louées ! De qui, et pourquoi?
— Pour servir de montre, pour achalander la
boutique. Ces gens-là vendent le plat de viande
six sols au plus, trois sols au moins; ils ne peu-
vent donc employer que de basses viandes* Et que
voyez-vous chez eux? de magnifiques filets, de
superbes gigots , de succulentes entre-côtes. S'ils
donnaient cela à leurs pratiques, ils se ruineraient.
Ils s'entendent donc avec des bouchers qui, moyen-
nant redevance, consentent à leur louer quelque-
fois même des animaux entiers. Le loueur les
reprend quand il en a besoin.
• — C'est encore une industrie qui m'était incon-
hUe. Je ne soupçonnais pas \q Loueur de viandes.
Cependant, dans nos visites rue Traversine et
Clos-Bruneau, nous avons vu çà et là bouillir le
pol-aa-feu.
— Je le sais bien; mais alors c'est du pot-au-
feu de rognures et d'abats.
— En vérité, les exploitants doivent être aussi
pauvres que les chalands.
— 47 '-
— C'est une erreur : ils gagnent beaucoup d'ar-
gent, et certains qui ont commencé avec des sous
comptent aujourd'hui par louis. Les filles de la
rtière Maillard sont toutes quatre établies dans de
bonnes boutiques. Leur mère a des succursales
dans tous les marchés de Paris, et elle ^ vend éû
gros k ses concurrentes.
-^ Il me semble entendre un conte fantastique
— Eh bien! tout cela n'est rien. Si vous vou-
lez me suivre, je vais vous présenter au Fiothschild
du quartier, au millionnaire qui fait la hausse et la
baisse dans sa partie. Vous allez voir le père Cha-
pellier, Boulanger en vieu comme M™^ Mail-
lard est traiteur en vieux.
Le père Chapellier est un homme d'une soixan-
taine d'années enviroh. Son établissement est sans
contredit le Creuzol ^m microcosme industriel de
ces quartiers si ingénieux. De tous les inventeurs
que nous avons visités, le père Chapellier est celui
qui fait preuve de la plus grande imagination. Il
faut être presque un homme de génie pour tirer
des croûtes de pain tant de choses extraordinaires
et leur faire produire les choses qu'elles produi-
sent.
En 1815, le père Chapellier revint à Paris, car
U a été soldat, comme tous fôB Français de son âge.
— 48 —
La réquisition était venue le prendre à dix-huit
ans pour en faire un guerrier. A l'armée, il avait
appris à tirer des coups de fusil, à échanger pro-
prement un coup de sabre, à tuer avec élégance
les ennemis et quelquefois les amis ; mais on ne
^ui avait rien enseigné qui pût le faire vivre. Il
n'avait pas d'état, et à Paris le meilleur ouvrier,
l'homme le plus habile, s'il n'a pas deux ou trois
cordes à son arc pour les circonstances difficiles,
risque fort de mourir de faim pendant une grande
partie de l'année. Enfin, ne sachant que faire, le
brave soldat de l'armée d'Espagne se fit Raifa-
geur.
Encore une industrie qu'on ne connaîtra bien-
tôt plus.
On donnait ce nom à des hommes qui, lors-
que les rues avaient un seul ruisseau au milieu,
y fouillaient avec un morceau de bois pour en
retirer les clous de chevaux, les morceaux de fer
ou de cuivre ; quelquefois, mais rarement, ils y
trouvaient des pièces de monnaie. Leur récolte se
rendait à la livre chez les marchands de ferraille.
Les journées d'un ravageur, même des plus ac-
tifs, étaient fort minimes; mais, en y joignant des
commissions, l'ouverture des portières de voi-
tures le soir et la planche faisant pont les jours
— 49 —
de grandes averses, on pouvait en vivre très mal.
L'administration municipale, sous prétexte qu'ils
déchaussaient les pavés, a défendu l'industrie du
ravageur, qui, d'ailleurs, devait être tuée par
le système des rues à dos d'âne, avec deux ruis-
seaux sous les trottoirs. Aujourd'hui, il n'y a plus
que les vieux Parisiens qui se souviennent de ce
métier, et même de la planche sur laquelle il pas-
saient pour ne pas se mouiller les pieds.
Chapellier rencontra quelques anciens cama-
rades revenant de l'armée ; il eut honte de son
état, quoiqu'il n'eût aucun préjugé et qu'il se fût
souvent répété le fameux proverbe parisien : Il
ny a pas de sot métier ^ il n'y a que de sottes
gens. Il renonça au ravage pour entrer chez un
chiffonnier en gros de la Montagne-Sainte-Gene-
viève. Il devint Trillcur.
Lorsque vous voyez un de ces braves philoso-
phes des faubourgs partant crânement son ca-
briolet sur le dos, ou une pauvre femme pliée
sous son cachemire d'osier ^ vous ne pouvez vous
figurer tout ce que renferment ces hottes pleines.
Là se trouvent tous les débris de la création et de
l'industrie : vieux os, tessons de verres, peaux
d'animaux, chiffons de laine, de linge, de coton
et de papier, loques de parures de fête et débris
k
— »0 —
de festins, rogatons de toutes sortes, épaves re-
cueillies sur toutes les côtes de la civilisation.
Le chiffonnier insouciant, gagnant sa vie au
jour le jour, dormant sur le coin d'une table de
cabaret, n'ayant le plus souvent ni feu ni lieu,
vend sa récolte journalière aux hauts commer-
çants de la partie. Ceux-ci se chargent de la divi-
ser, de mettre tous les objets de même nature
ensemble, de les garder en magasm, jusqu'à ce
qu'une occasion favorable de vente se présente.
Ils emploient pour celte besogne des hommes et
des femmes que l'on nomme trilleurs. Ces mal-
heureux vivent douze heures de la journée dans
une atmosphère empestée, à laquelle les exha-
laisons des amphithéâtres d'anatomie ne sont pas
comparables. Le salaire du trillage n'était guère
plus élevé que le gain du ravageur; mais, du
moins, Chapellier travaillait à couvert; il n'était
plus exposé à rougir en rencontrant ses anciens
camarades. A ceux qui lui demandaient ce qu'il
faisait, il pouvait répondre : «Je travaille chez un
négociant », et s'ils lui proposaient de l'aller voir,
il disait : « Le patron nous défend de recevoir
des visites à l'atelier. » Bref, il fit ce métier six
mois; mais, habitué à vivre au grand air et à
prendre beaucoup d'exercice, il. dépérissait; le
— 51 —
mauvais air le rendit malade. Il fut obligé de de-
mander à la charité publique un lit pour se faire
traiter.
A Thôpital, il fit connaissance avec un gaveur
de pigeons, qui lui proposa de le présenter à son
patron, riche marchand de volaille de la Vallée.
Il fut admis. Son nouveau métier consistait à se
remplir la bouche de graines ou de pois, à ouvrir
le bec des jeunes pigeons et à leur ingurgiter le
tout dans l'œsophage. — « La chose vous paraît
simple », nous dit-il, « mais vous ne pouvez vous
figurer combien il est fatigant d^e gaver ainsi deux
ou trois cents pigeons en une heure. »
Le père Chapellier gagnait quarante sous par
jour à ce métier. Son ambition n'était pas satis-
faite. En regardant autour de lui, il vit que les
marchandes de volaille qui ne vendaient pas leur
provision tout de suite étaient obligées d'en bais-
ser le prix d'un quart par chaque jour de retard ,
de telle sorte qu'elles arrivaient même à la vendre
à perte, quoique la marchandise eût la même ap-
parence de fraîcheur que si elle venait d'être tuée.
Et pourtant aucune cuisinière ne s'y trompait. Il
s'inquiéta de ce prodige; on lui répondit que
c'était uniquement parceque les pattes des din-
des, qui étaient noires et brillantes le jour de
— 52 —
leur mort , prenaient des tons de plus en plus
grisâtres à mesure qu'on s'éloignait de ce mo-
ment.
Il n'en fallait pas plus à un homme de génie.
Chapellier rentra chez lui et se mit à composer
un vernis qui pût conserver aux gallinacées, bien
des jours après leur trépas, ce lustre brillant
qui orne leurs pattes et constate leur valeur au-
près des gourmets. Deux jours après la révé-
lation qui lui avait été faite, il revint triomphale-
ment au marché; il pouvait s'écrier comme je ne
sais plus quel ancien : Eurêka ! ou comme je ne
sais quel moderne : ]'ai trouvé! Il expliqua et
expérimenta sa découverte : toutes les commères
s'y trompaient elles-mêmes. On fit des essais; on
présenta de la volaille à pattes vernies aux plus
fines cuisinières ; elles se laissèrent prendre aux
apparences. L'invention fut adoptée.
Le père Chapellier reçut des marchandes, sur
toute volaille peinte, la moitié du quart qu'elles
auraient perdu à la vendre avec ses pattes ternies.
Le métier de Peintre de pieds de dindons était
assez lucratif, mais il fallait trop de surveillance
pour se faire payer. Et puis l'ambition du père
Chapellier n'était pas encore satisfaite; il n'avait
pas, ce qui était le but de sa vie, un établissement
— 53 —
à lui, son petit daduj traînant sa petite carriole.
Vous voyez qu'il y a déjà loin du modeste rava-
geur, demandant simplement à gagner sa vie,
au brillant coloriste devenu la Providence des
dames de tout le marché. Aussi vendit-il son se-
cret et sa clientèle à un ami moyennant 1,000
francs. Ce successeur est aujourd'hui retiré avec
de belles rentes, ce qui ne fait Téloge ni de la
sincérité des marchandes de volaille, ni de la
perspicacité des cordons bleus, ni de la délica-
tesse du palais des Parisiens.
— Je voulais rn établir, me dit le père Chapel-
lier. Mille professions se présentaient . Je ne pouvais
passer devant une boutique sans envier le sort
de celui que j'y voyais installé. J'interrogeais tout
le monde; chacun me donnait un conseil; chaque
soir j'arrêtais un plan, qui était abandonné le len-
demain. Je me croyais né tantôt pour être frui-
tier, tantôt pour être traiteur, tantôt pour être
marchand de vins. Mais je connaissais mes capa-
cités absorbantes, et j'avais peur de manger et
de boire mon fonds. Et puis j'avais trop d'amis,
et les crédits m'effrayaient. Il me fallait donc
quelque chose qui ne fût pas de consommation
immédiate. Enfin j'allai voir mon premier pa-
tron, dans l'intention de m'associ.er avec lui. Sa-
— 54 —
ves-vous combien il me demanda pour m'inté-
resser à ses affaires?
— Non ; vos mille francs, peut-être?
— Vous n'en approchez pas ; il me demanda
50,000 francs comptant.
— Diantre ! 50,000 francs pour être chif-
fonnier en gros !
— Aujourd'hui cela ne m'étonne plus , je
connais le métier : on peut y devenir facilement
millionnaire, et mon patron Test devenu deux
fois. C'est néanmoins à lui que je dois le petit
bien-être dont je jouis. J'étais arrivé dans ses
magasins au moment de la vente du matin, c'est-
à-dire lorsque les chiffonniers errants viennent
débiter leur bottée. On les paie toujours au comp-
tant; il n'y a pas de crédit dans ce mélier-là: ces
pauvres gans ont besoin du prix de leur journée
pour vivre. Une chose me frappa : ce fut la
grande quantité de morceaux de pain qu'ils avaient
en leur possession. Je les questionnai; je sus
comment tous ces rogatons leur arrivaient et
comment ils s'en défaisaient. J'eus l'idée de m'é-
tablir boulanger en vieux et de vendre en gros
ce que les autres vendaient au détail.
Le père Chapcllier venait, en effet, de trouver
la route qui devait le mener à la fortune. Il ne
— 55 —
perdit pas de temps. Le jour même, il fit acquisi-
tion d'un petit bidet et d'une charrette ; il loua
une grande pièce dans un des anciens collèges si
nombreux dans ces vieux quartiers, et il alla voir
tous les garçons de cuisine des grands établisse-
ments scholaires du douzième arrondissement.
Ceux-ci étaient habitués depuis longues années à
donner leurs morceaux de pain aux chiffonniers:
ils crurent avoir affaire à un fou ; ils acceptèrent
toutefois ses propositions.
Le succès que notre homme obtint auprès des
cuistres de collège ne fit que l'encourager : il ré-
solut d'accaparer toutes les croûtes de pain de la
ville, de façon à ne pas laisser de place à un con-
current. Il vit tous les laveurs de vaisselle des
restaurants grands et petits, il s'entendit avec les
chiffonniers, et fit à chacun des avantages qu'il ne
pouvait rencontrer nulle autre part. Lorsque tou-
tes ses précautions furent bien prises, un matin, il
s'établit à la halle avec des bourriches vides et de
gros sacs pleins autour de lui. Au dessus de sa tête
on lisait cet écriteau : Croûtes de pain à vendre. Le
spéculateur connaissait son Paris; il savait que la
population parisienne qui fréquente les barrières
a pour la gibelotte de lapin un goût tout particu-
lier. Or, pour élever des lapins, môme sans avoir
— 56 —
la bizarre ambition de M. ^^aldant, de s'en faire
3,0Q0. francs de rentes, il faut, outre les choux,
beaucoup de pain. Les poules qu'on engraisse
pour la consommation sont aussi presque exclusi-
vement nourries avec les miettes de la desserte
parisienne. Les chiens et tous les animaux do-
mestiques en absorbent également des quantités
prodigieuses.
Le père Chapellier, qui vendait sa bourriche
pleine 6 sous, c'est-à-dire beaucoup meilleur
marché que le pain de munition, eût bientôt attiré
à lui tous les petits éleveurs de la grande et de la
petite banlieue. Au bout d'un mois, il put, en
comptant son bénéfice, constater qu'il avait eu
une idée extrêmement fructueuse.
Il avait presque doublé son fonds , et cepen-
dant il n'avait pas encore donné à son commerce
toute l'extension possible : il était seul ; il ne
pouvait faire sa récolte aux quatre coins de
Paris avec la promptitude dont elle avait besoin
pour être réellement productive. Il ne pouvait pa-
raître sur le marché que tous les deux jours, et il
fallait absolument y prendre place tous les ma-
tins. Il aurait bien pris un aide, mais sa maison
n'était pas encore suffisamment établie, et, en di-
vulguant son secret, il pouvait se susciter un con-
— 57 —
current dangereux. Enfin il se souvint d'un pro-
verbe qu'il avait souvent entendu répéter par les
Italiens enrôlés dans son régiment, et que nous
ayons arrangé ainsi : Qui va piano va sano. Il se
dit : Puisque tout un peuple se conduit d'après
cet axiome, il doit être bon.
« — Que vous dirai-je ? continua le père Cha<-
pellier: chaque jour je passais de nouveaux mar-
chés avec les tables d'hôte, les cafés, les chefs de
grandes maisons, les cuisiniers, et môme les sœurs
de communautés religieuses ; tous les matins je
voyais augmenter ma clientèle. Quatre mois après
ma première apparition à la halle, j'avais trois
chevaux et trois voitures continuellement occupés;
nous étions en 1820. Je voyais venir le moment
où je pourrais me retirer à la campagne et jouir
en paix de mes épargnes. Vous savez que c'est là
la toquade de tous les Parisiens ; ils se figurent,
eux qui sont nés dans des rues où 1^ ruisseau
tient plus de place que le pavé, qu'ils ne pourront
être heureux que sur le bord des claires fonlainps,
dans des prés émaillés de fleurs. Tous ceux qui
l'ont essayé se sont ennuyés à périr, et ils se sont
hâtés de revenir ici contempler la belle nature
dans la rue Saint-Jacques ou dans la rue de la
Harpe. J'ai eu celte folie-là aussi. J'en suis guéri.
— 58 —
Mais je lui rends grâces, car c'est elle qui m'a
poussé à donner de Textension à mes affaires.»
Dans son commerce, le père Chapellier se
trouvait nécessairement en rapport avec les cuisi-
nières, les bouchers et les charcutiers, tous grands
amateurs de chiens. Peu à peu il s'initia aux se-
crets de ces diverses professions; il apprit que
tous ces hommes usaient des quantités considé-
rables de chapelure pour les côtelettes, les gra-
tins, etc. La chapelure, qui se fait avec du pain
sec pilé ou râpé, se vendait 8 sous la mesure.
Cette mesure était d'une capacité un peu moindre
que le litre. Il s'é'.ablit fabricant de chapelure.
Il en livra le litre, mesure légale, pour 6 sous.
Cette baisse de prix lui attira tous les consomma-
teurs. En moins de six mois, il dut encore se
procurer des chevaux et prendre des ouvriers.
— Monsieur Chapellier, lui dis-je, vous êtes
comme tous les ambitieux , insatiable.
— Que voulez-vous ! je ne suis pas meilleur
que les autres. Je commandais une escouade ; je
"Voulus une armée. Quand je l'eus, cette armée,
eh bien! elle m'ennuya; je désirai avoir autre
chose.
En effet, à son commerce de boulanger en
vieux^ à sa fabrique de chapelure, cet homme de
— 59 —
génie joignit bientôt une fabrique de croûtes pour
la soupe.
Dans les morceaux queluilivraientsesvendeurs,
il avait vu des croûtes de deux espèces : de bonnes
et de gâtées. Il avait bien eu la pensée de les di-
viser et d'en faire des lots séparés ; mais le gain
ne lui parut pas assez réel pour s'y arrêter. Il
aima mieux inventer une nouvelle industrie. Il fit
des croûtes au pot.
Vous avez vu chez les épiciers de ces morceaux
de pain croustillants que les ménagères achètent
avec empressement les jours de pot-au-feu. Eh
bien ! défiez-vous de ces choses si appétissantes
dans les potages gras ; défiez-vous des soupes au
pain des petits restaurants; défiez-vous surtout
des purées aux croûtcuas. Tout cela sort de la fabri-
que du père Chapellier ; tout cela est le reliquat
du pain distribué aux enfants dans les collèges, les
pensionnats et les séminaires; tout cela provient
de morceaux que vous avez laissés il y a quinze
jours sur le coin de votre table. Heureusement,
dit-on, le feu purifie tout.
Ces espèces d'épongés noircies se vendent moins
cher que le pain ordinaire. Aussi la consomma-
tion qu'on en fait dans les petits ménages, chez
les petits gargottiers des halles, pour la soupe et
— 60 —
le café au lait, csl-ellc prodi£;ieuse. Cette fabrica-
lion forme la meilleure part du revenu de M. Clia-
pellier. Il a établi aux environs de la barrière
Saint-Jacques des fours qui ne refroidissent jamais,
et où sont empilés des milliers de livres de pain,
qui servent tant à la chapelure qu'aux croûtes au
pot. Une multitude d'ouvriers, hommes, femmes
et pnfanls, sont occupés à piler et à râper la mar-
chandise à la sortie du four. On met de côté les
parties carbonisées, dont on fait du noir de pain
pour blanchir les dents. Cetle poudre est ensuite
passée au tamis de soie et vendue aux parfumeurs
comme poudre dentifrice.
Rien n'est plus curieux que les magasins du
père Chapcllier. Ce sont d'immenses pièces où il
arrive à chaque instant des montagnes de pain.
On trille toutes ces croûtes. A droite sont les
mannes destinées aux hommes; à gauche celles
qu'on destine aux lapins. Tout cela se fait avec un
ordre et une propreté extrêmes. De jeunes filles
font les paquets de croûtes au pot., après Ips avoir
pesées , et des enfants toiit noirs , semblables aux
jeunes nègres des colonies, emplissent de grandes
boîtes de poudre. Le propriétaire est parmi ses
travailleurs, commandant, causant, riant, plaisan-
tant.
— el-
le sortais émerveillé de ma conversation avec
ce modeste homme de génie.
(( Le père Chapellier est donc bien riche ? de-
mandai-je à mon introducteur.
— Malgré tout ce que lui ont mangé les fem-
mes, il ne connaît pas sa fortune.
— Ce qui veut dire sans doute qu'il a trois ou
quatre mille francs de rente?
— Allons donc! Le chevalier Langlois, dont
vous voyez les belles voitures dorées porter dans
tout Paris des allumettes et du cirage, a quatre-
vingt mille francs de rentes. Il a donné cent mille
francs à chacune de ses filles en les mariant. Lé
père Chapellier n'a pas d'enfants, et son métier
est bien meilleur que celui de M. Langlois. »
Je me rendis à cette raison, mais en n'admet-
tant que la première moitié du proverbe de M. Cha-
pellier : (( Il n'y a pas de sot métier », et je ne
pus m'empêcher d'ajouter : « Si ce n'est tous ceux
qui s'adressent à rintellit]^ence, au lieu de s'adres-
ser à l'estomac. L'humanité pense un peu et quel-
quefois; elle mange toujours et beaucoup. »
— 6^2 —
IV.
LK MARCHAND DE FEU. — LES BRICOLEURS. — LES RÈ-
VEILLEURS. — l'ange GARDIEN. — LE FAVORI DE LA
DÉESSE. — LES CONTREMARQUES JUDICIAIRES.
Après avoir étudié Paris dans tous les sens, j'en
suis arrivé à formuler ainsi le fond de ma croyan-
ce : Si on me disait qu'il existe dans quelque rue
éloignée un homme qui fait des manches à cou-
teaux avec les vieilles lunes , je le croirais.
Paris a usé toutes mes facultés d'étonnement.
Je ne fais plus de commentaires ; je regarde, j'é-
coute, et je dis : « C'est possible. » J'ai tout vu
dans mes courses à travers la cité des misères ;
j'y ai rencontré des hommes de génie, des Colombs
qui, pour manger le jour et dormir la nuit à cou-
vert, sont obligés chaque matin de découvrir quel-
que nouvelle Amérique.
Dans mes précédents articles je vous ai parlé
du boulanger en vieux. Je continue la galerie.
Le premier portrait qui se présente est celui du
marchand de feu,
M. Jannier est un homme de trente-cinq ans ,
— 63 —
à large poitrine , aux cheveux rejctés en arrière
comme une crinière de lion. Le visage est franc
et ouvert. Il porte toujours des habits de velours
à larges basques , des paletots-sacs et de larges
pantalons à la hussarde. En le voyant passer, un
vieux Parisien physionomiste le prendrait plus
volontiers pour un sculpteur ornemaniste que pour
un commerçant. lia Vair artiste, et il aime les
arts. Dans sa jeunesse il a tant soit peu cabotine ,
mais, Tâge lui ayant mûri la raison, il a renoncé
à Satan, à ses pompes et à ses œuvres. Il aime
certes encore les théâtres du boulevard, les mélo-
drames et les vaudevilles pleurnicheurs, mais son
rôve est ailleurs : il veut faire fortune.
M. Jannier rêve le bien-être, la demi-fortune
avec un cheval pour aller voir à son aise, dans sa
stalle prise à l'avance, ses comédiens chéris. Son
ambition suprême, son utopie, c'est de réunir,
dans une villa blanche à volets verts, sous sa ton-
ûelle, MM. Surville, Francisque jeune, Saint-
Ernest et Chilly, ses plus anciennes admirations,
et de connaître à la ville MM. Lacressonnière et
Deshaycs, ce qui lui permettrait peut-être de tu-
toyer MM. Christian et Ernest Vavasseur, des
Folies , et de saluer en plein jour les dames de
théâtre sur le boulevard. C'est là le mobile qui a
— 64 —
fait agir notre invontonr, Tétoilo qui l'a conduit h
la décoiiverte.
Les dames des halles et iliarchés , qui restent
toute une journée exposées à l'intempérie des sai-
sons, se servent toutes, pendant sept mois de
Tannée, de chaufferettes en bois doublées de tôle
et de ceshorribles petits pots en grès qu'on nomme
des gueux. Elles les posent sur leurs genoux pour
se réchauffer les doigts. Ces dames faisaient faire
leur chaufferette et leur gueux chaque matin, et
souvent deux fois par jour, chez les charbonniers
voisins. Elles payaient les deux feux trois sous ,
et souvent elles étaient obligées d'attendre le bon
plaisir et le réveil de messieurs les Auvergnats.
Ces messieurs étaient indispensables, ils dormaient
leur grasse matinée.
M. Jannier bricolait à la halle, c'est-à-dire qu'il
y faisait à peu près tout ce qu'on voulait , qu'il
était au service de qui désirait l'occuper, qu'il était
porteur, commissionnaire, et qu'il remplaçait, au
besoin, messieurs les forts, lorsque le faix était
trop lourd pour l'échiné de ces privilégiés. M. Jan-
nier donc avait remarqué , pendant ses longues
nuits passées à attendre l'ouvrage, la négligence
de ces hauts barons du commerce de charbon. Il
résolut de les supplanter. I) avait une idée, idée
— 65 —
féconde, qui , bien dirigée , devait inévitablement
conduire son inventeur à cette demi-fortune tant
rêvée, à cette stalle si enviée.
Il se dit : « Je ne puis arriver à mon but qu'en
donnant meilleur et à plus bas prix , qu'en allant
complaisamment au devant de la pratique au lieu
de l'attendre couché. Les Auvergnats garnissent
les chaufferettes avec du poussier de charbon, qui
peut être dangereux ; il me faut trouver quelque
chose d'inoffensif , qui donne autant de chaleur
et brûle plus long-temps. » 11 réfléchit , il cher-
cha , il fit des essais , enfin il trouva la motte car-
bonisée !
Il avait barre sur les fournisseurs , il pouvait
afficher partout : « Plus de maux de tête !» M. Jan-
nier était inventeur, ses concurrents n'étaient que
de vulgaires marchands. M. Jannier avait du gé-
nie, il était dans le progrès, tandis qu'eux ils res-
taient dans la routine.
Vers la fin de l'hiver de 1836 , alors que les
dames de la halle n'usaient plus de feu que pen-
dant les longues attentes nocturnes , et qu'elles
n'arrivaient qu'au moment où les charrettes des
maraîchers , jardiniers et montreuils (marchanda
de fruits) débouchaient sur le carreau, il s'appro-
cha des ÉTOuoes, nrit part aux conversations, plai-
— 66 —
santa agréablement ces dames , qui se Isdssaient
faire la loi par les charabias. On le connaissait
pour un bon enfant , on le laissa dire ; enfin il leur
fit insidieusement cette question :
m — Que penseriez-vous d'un homme qui n'est
ni Âuvcrpin ni Charabia, et qui chaque matin
vous ferait votre chaufferette , à votre place, sans
que vous vous dérangeassiez , sans que vous eus-
siez à vous en occuper, et qui serait à vos ordres
à toutes les heures du jour et de la nuit ?
— Nous dirions : Celui-là est un bon garçon ;
il ferait notre affaire et la sienne.
— Eh bien ! ce garçon-là , ce sera moi , car je
m'établis marchand de feu l'hiver prochain. »
Une idée nouvelle , un homme voulant faire
autrement qu'on n'avait jamais fait , souleva un
toile général, un haro universel. Avant que per-
sonne sût ce qu'était l'affaire , on en avait décidé
^'exécution impossible, les essais même inutiles;
il n'y fallait plus songer. M. Jannier subit toutes
les plaisanteries, tous les mots ironiques, avec le
calme du génie. Il était fort, car il était confiant
en lui-même ; il laissa passer l'orage. — Se chauf-
fera bien qui se chauffera le dernier , se disait-il.
Dès le lendemain , il loua là-bas, sur les bords
de la Bièvre, presque dans les champs, rue Crou-
— 67 —
lebarbe, une espèce de masure abandonnée, un
loit et une grande pièce entourée de murailles.
Là , avec quatre pavés pris dans les terrains va-
gues , un étouffoir de tôle acheté d'occasion , il
commença son établissement. Il s'était placé en
plein douzième arrondissement, au centre des tan-
neries , afin d'avoir sa matière première sous la
main. Une petite charrette à bras lui servait au
transport de ses achats, et un grand coffre de bois
doublé de ferblanc servait de magasin aux mar-
chandises fabriquées. Avec ce modeste matériel»
M. Jannier se mit à la besogne. Il établit un cou-
rant d'air dans sa chambre ; les pavés lui servaient
de fourneau. Il jouait sa fortune sur une carte ; il
était parti à la grâce de Dieu , comme ces hardis
marins qui vont à la recherche des mondes incon-
nus. Il n'avait avec lui que son courage et sa
bonne volonté. Il commençait avec 600 fr* en
beaux écus sonnants.
Pendant tout l'été , il passait ses journées dans
jon laboratoire , sans vêtements , subissant à peu
près la température du pain dans un four de bou-
langer. Tout autre y serait mort; mais il était te-
nace , courageux , entreprenant ; il voulait avoir
raison des rieurs. Malgré ses travaux du jour,
M. Jannier n'avait jamais cessé d'aller à la halle
— 68 —
aider les marchands pendant la nuit. Il y faisait
l'ouvrage de trois hommes de première force ;
mais il s'élait solennellement promis de ne pas tou-
cher au capital consacré à son établissement , et
il fallait vivre chaque jour.
Vers la fin de Tété , il consiruisit un fourgon
doublé intérieurement et extérieurement de forte
tôle. Il l'adapta aux roues de sa charrette à bras ,
et, dès que les premiers froids se firent sentir, par
une nuit fraîche et bien étoilée de la fin de sep-
tembre , il apparut tout à coup sur le carreau des
Innocents, traînant derrière lui quelque chose de
noir qui avait toutes les apparences d'un coffre de
deuil. Au moment où on s'y attendait le moins , on
entendit tout à coup ce cri bizarre , qui fit retour-
ner toutes les têtes :
« Feu ! feu à vendre ! Voici le marchand de feu î
Mesdames, approvisionnez vos chaufferettes ! Voi-
ci le marchand de feu ! »
Sa voix mâle et sonore avait traversé le marché
de la rue Saint-Denis à la Halle aux Draps. Un
mmense éclat de ri"re accueillit ce cri bizarre , qui
renaît augmenter la collection des cris de la rue.
Mais il avait excité la GMriosité, on s'approchait,
on voulait voir, on voulait '''avoir. Les plus hardies
d'entre les marchandes se ^hasardèrent à lui de-
— 69 -
mander de voir sa marchandise. Lui, toujours
galant et conservateur fidèle des traditions de la
chevalerie française, il s'empressa de leur montrer
rintérieur du fourgon, qui semblait une fournaise
ardente. Elles firent /aïVe leurs chaufferettes pour
un sou, et dès le lendemain elles se chargeaient,
en caquetant, de lui rendre inutile toute publicité.
On ne parla plus dans les halles que du nouveau
commerçant. La mode vint de se faire faire sa
chaufferette et son gueux par le marchand de feu,
qui était si gai , si bon enfant , qui avait to " nrs
le mot pour rire.
Aujourd'hui M. Jannier emploie quinze à /gt
vieilles femmes à sa fournaise ; elles carbonisent
des mottes tous les jours de l'année , hiver comme
été. 11 a quatre vigoureux chevaux percherons qui
traînent , non plus des voitures doublées en tôle ,
mais des espèces de locomotives en fer battu, qui
ont des noms inscrits en lettres noires sur des pla-
ques de cuivre : Vulcain , Polyphème , Cyclope ,
Lucifer^ absolument eomme les machines d'un che-
min de fer. Ces voilures distribuent du feu à tou-
tes les femmes des halles et marchés de Paris , de-
puis le faubourg Saint-Antoine et le Temple jus-
qu'aux faubourgs Saint- Germain et Saint-Honoré.
Outre cela , il fournit les chaufferettes des vieil-
— 70 —
lards de plusieurs grandes maisons de refuge, et,
si Tadministralion de l'assistance publique mettait
en adjudication la fourniture de feu aux femmes de
la Salpétrière et aux vieillards de Bicêtre, M. Jan-
nier soumissionnerait, et son rêve, qui est déjà
aux trois quarts réalisé , se trouverait surpassé. Il
pourrait recevoir à sa table chaque jour MM. Des-
hayes , Saint-Ernest , Christian , Ernest Vavas-
seur, venir voir jouer ces messieurs dans sa loge
prise au bureau de location , et s'y faire mener,
non pas dans sa demi-fortune , mais bien dans une
bonne et douce calèche tramée par deux beaux
chevaux du Mecklembourg.
Certes il y a des fortunes immenses à la halle,
mais il ne faut pas croire pour cela qu'il suffise
d'approcher du carreau des ïnnocenset d'avoir une
idée pour à l'instant voir les croûtes de pain et le
feu de mottes se changer en or. Là aussi il y a les
vamcus de la fête , les Pierres qui roulent en n'a-
massant point de mousse. 11 gravite autour des
marchés une infinité de pauvres hères qui ne ga-
gnent leur pain qu'avec des peines infinies et qu'en
l'arrosant de leur sueur. Ceux dont nous parlions
tout à l'heure, les Bricoleurs, par exemple , sont
des gens actifs , entreprenants , hardis, qui ne re-
culent devant aucun travail , qui s'offrent pour tout
— 71 —
faire, qui portent des fardeaux à assommer un
bœuf , font dix lieues avant le lever du soleil , sont
prêts à toute course, à toute commission, à tout
labeur connu ou inconnu. Ils n'épargnent ni leurs
bras ni leur corps ; ils sont dévoués , probes ; ils
ont toutes les qualités qui dislinguenl Thonnête
homme, et cependant ils ne recueillent pour tant
de qualités qu'un salaire souvent insuffisant.
La ï{êi>eilleuse j qui passe toutes les nuits à par-
courir en tous sens les quartiers de Paris pour al-
ler réveiller les marchands , les forts , les porteurs
et les acheteurs de la halle, n'a que àxx centimes
par personne et par nuit. Souvent il lui faut héler
sa pratique pendant un quart d'heure avant d'en
recevoir une réponse. Pour peu qu'un coup de pic-
ton de trop se soit égaré dans le gosier de l'abon-
né , il s'endort la tête lourde ; la pauvre réveil-
îeuse est obligée de monter trois ou quatre (^tages
, pour l'arracher aux douceurs du lit. Elle est reçue
' par des grognements , des bourrades. Rien ne l'é-
meut : elle a sa conscience pour elle ; elle sent
qu'elle fait son devoir, et elle sourit encore à ceux
qui l'injurient, persuadée qu'elle est que le len-
demain ils la remercieront de son insistance.
j L'état de réveilleuse est un des plus durs et des
plus fatigants de tous ceux qui s'exercent aux al on-
— 72 —
tours des ftalles et marchés , et néanmoins c*est un
des moins rétribués. Jadis les réveillés donnaient
aux réveilleuses de quatre à six sous ; mais, aujour-
d'hui que les affaires vont bien , que les loyers aug-
mentent, la concurrence s'en est mêlée, et, quoique
les somptueuses bâtisses de la rue de Rivoli aient
éloigné du quartier presque toute la population des
halles , il y a des réveilleuses qui s'offrent à dix
centimes, et qui sont obligées, pour satisfaire leurs
pratiques, de se transporterjusqu'au fond des fau-
bourgs bien avant l'heure qui leur est désignée.
Auparavant, lorsque l'agglomération existait dans
le quartier St-Denis, une bonne réveilleuse (car
là comme partout il y a des gens qui ont du talent,
qui sont plus ou moins appréciés ; les voix claires
et perçantes , par exemple , sont surtout recher-
chées), une bonne réveilleuse, disions-nous, pou-
vait avoir jusqu'à quinze et vingt clients, ce qui
lui faisait une journée de trente à quarante sols par
jour, sans compter les bonis, plus les ménages des
réveillés , qui lui étaient presque toujours octroyés.
Aujourd'hui il est presque impossible, avec la dis-
sémination causée par les démolitions nouvelles ,
d'en réunir plus de cinq ou dix. C'est donc un étal
perdu , pour le moment du moins.
L'Angle gardien semble devoir subir le sort des
— 73 —
eveilleuses ; il a beaucoup perdu de son importance
ivecles démolitions» mais il lui reste uneressour-
le : il se retire aux barrières , où il aura encore de
.'ouvrage pendant de longues années.
Mais, à propos, qu'est-ce qu'un ange gardien ? Je
vais vous l'expliquer. On nomme ainsi un homme
qui est préposé , chez les marchands de vins et dans
les cabarets en renom , à la surveillance des ivro-
gnes. Il les prend sous sa protection, il les recon-
duit chez eux, et il en répond au cabaretier qui les
a confiés à ses bons soins. Il doit les défendre, au
besoin les coucher, en un mot ne les quitter qu'alors
qu'ilssont en sûreté, loin de la portéedes voleurs dits
au poivrier^ gens sans foi , sans croyance , qui dé-
valisent les ivrognes , sans respect pour le dieu
Bacchus, dont ils sont les fervents adorateurs.
N'est pas ange gardien qui veut. On ne peut se
figurer toutesles qualités qui lui sont demandées.
11 passe un examen où plus d'un bachelier échoue-
rait. Un bon ange gardien doit être sobre ; sans
cela il boirait avec son protégé , et tout serait per-
du.
Les ivrognes veulent toujoursboire , même alors
qu'ils ne peuvent plus porter leur vin. Et il n'y a
pas de femme désirant une parure , de solliciteur
demandant une place, qui emploient plus de dé-
— 74 —
tours , plus de paroles doucereuses , plu« de flat-
teries , que l'ivrogne. Il devine toutes les insinua-
tions, toutes lescâlineriesdes coquettes les mieux
exercées, pour arriver à son but. L'ange doit de-
meurer fern>e , impassible , ne se laisser induire en
aucune tentation , aller droit son chemin , n'accé-
dant à aucune prière , ne se laissant intimider par
aucune menace. Il doit être brave , en effet, car
il faut qu'il tienne tête à ceux qui ont le vin mau-
vais^ qu'il soit 'toujours prêt à se jeter au milieu
de la rixe lorsque le client se livre à ses ébalte-
ments sur les épaules de quelque passant peu en-
durant. Et puis, de quelle patience ne doit-il pas
être doué pour comprendre et réfuter toutes les di-
vagations que suggère le vin dans ces cerveaux exal-
tés, en délire , qui semblent jouer aux propos in-
terrompus. Il doit savoir flatter la manie de son
compagnon , entrer dans ses vues , le comprendre ,
s'en faire écouter et l'intéresser par une conversation
vive et animée. C'est alors qu'il rendrait des points
à tous les diplomates pour la finesse, l'à-proposde
ses réparties , et sa façon de plaider le faux pour
arriver au vrai. A toutes ces qualités morales l'an-
ge gardien doit joindre les qualités physiques les
plus remarquables. S'il n'est adroit , vigoureux,
ingambe , il devient impropre à remplir ses fonc-
— 75 —
lions , car il lui faut souvent emporter son homme
sur ses épaules pour l'arracher aux tentations et
aux collisions si fréquentes aux barrières et à la
halle.
Eh bien , toutes ces qualités , toutes ces vertus,
(car, si nous n'avons pas compté la probité la plus
stricte , c'est que les anges gardiens la jugent si na-
turelle chez eux , qu'ils n'en parlent même pas),
ces périls qu'ils affrontent, tous ces ennuis qu'ils
subissent, sont cotés comme les fonds à la bourse.
Ces hommes, qui sont si bien nommés , ne gagnent
souventpasde quoi s'entretenir. Chez les marchands
de vins , où se réunissent les véritables ivrognes ,
aux renommées , aux guoguettes ( maisons où l'on
chante), il est établi qu'un homme qui ne peut plus
se tenir doit être reconduit. Pour cela , il donne ce
qu'il veut à son ange gardien , qui se fie à la géné-
rosité du buveur ; mais celui-ci ne peut jamais don-
ner moins de cinquante centimes : c'est une règle
établie, une convention adoptée, à laquelle per-
^ sonne ne manque.
] Celui qui refuserait d'acquitter cette dette serait
renié par ses confrères, car il porterait préjudice
à la sûreté de tous. En effet, dès qu'un homme
est mis entre les mains d'un ange , eût-il cent francs
dans ses poches , le lendemain en se réveillant il
— 76 —
est certain de les trouver tels qu'il les y avait mis.
On ne se souvient pas , de mémoire d'ivrogne ,
d'un seul buveur qui ail été dépouillé ou qui ait eu
à se plaindre des procédés de son ange gardien ,
car à toutes les qualités énumérées plus haut il
faut encore joindre la politesse.
Généralement ils sont nourris par les marchands
de vins qui les emploient, auxquels ils rendent de
menus services , et qui les en récompensent en
leur donnant par ci par la un morceau à manger.
L'ange gardien est ordinairement une espèce de
poète , un rêveur, qui aime la vie contemplative ;
c'est le lazzarone de Paris; il se contente de peu et
vit dans ses rêves à la recherche d'un inconnu quel-
conque. Sa journée ordinaire ne monte jamais à
plus de trente ou quarante sous ; mais il a ses di-
manches et ses jours de réunion. Les habitués le
respectent et sont pleins d'attentions pour lui. Ils
ne commandent jamais un repas sans Tinviter à y
prendre place. Il vit heureux de cette considéra-
tion et fier de sa conscience pure et sans tache. Il
ne fait pas d'économies , mais il se crée de bonnes
relations pour les mauvais jours. On en cite deux
qui ont été portés sur le testament d'un riche ivro-
gne, ancien banquier, quifréquentaitle cabaret de
V Arrosoir, à Montparnasse, et qui, malgré ses r^n-
— 77 —
tes et sa passion pour le vin à six , avait su garder
au fond de son cœur assez de reconnaissance pour
se souvenir, à son lit de mort, des deux pauvres dia-
bles qui lui avaient tant de fois épargné le dange-
reux bonheur de coucher dans les champs.
A côté de ces bonnes , belles , fortes et franches
natures, pourquoi placer ce petit homme à jambes
grêles et à gros ventre , cet esprit faux, cauteleux,
chicaneur, âpre au gain , cet être amphibie , moitié
avocat, moitié accusé? C'est qu'ici, comme partout,
tout est contraste , tout est antithèse. Nous allons
entrer dans le monde qui ne vit que le code à la
main et qui étudie sans cesse la manière de poser
le pied entre ses paragraphes, sans jamais marcher
sur un article criminel. C'est ce qu'ils nomment,
dans leur argot, faire suer Thémis , et les prati-
ciens qui exercent l'état, qui vivent des conseils
qu'ils donnent pour faire éviter les rigueurs de la
loi, prennent le nom de Favoris c'e la déesse. Ces
gens connaissent le code mieux qu'ils n'ont jamais
su le catéchisme; ils en savent le fort et faible,
ils en ont étudié tous les détours , et ils se promè-
nent à l'aise dans le labyrinthe des lois. Certes ,
leur industrie n'est pas parfaitement honorable;
un bourgeois delà rue Saint-Denis ou un fabrican
du faubourg n'y destinera pas ses fils , et nous ne
— 78 ~
la consignons ici que parceque nous désirons au-
tant que possible faire de ces études une galerie
complète.
Une façon d'huissier marron , d'homme d'affai-
res ténébreux , plus retors qu'un procureur, tient
son cabinet chez un marchand de vin du quai aux
Fleurs , au milieu des tables de marbre , dont l'une
lui est réservée. Lorsque je pénétrai dans ce ca-
binet , toutes ces tables étaient occupées. Je m'em-
parai de la seule libre. Je vis que cette action si
simple semblait produire un effetinaccoutumé dans
l'endroit. On me regardait en dessous ; toute la
race des rats du palais qui fréquentent rétablisse-
ment, praticiens, recors, grossoyeurs d'études de
bas étage, gratte-notes , en un mot toute l'aimable
engeance commençait à murmurer. En effet, j'a-
vais fait une école ; j'avais eu l'imprudence dô m'as-
seoir à la table de m. auguste.
M. Auguste est lemamamouchi, le grand-vizir,
l'homme saint de l'établissement. Il est choyé, en-
vié, admiré ; on rit de ses bons mot-s. Il y entre
en triomphateur. On se lève , on se découvre à son
approche. Comme Jupiter, il fait trembler tout ce
peuple en fronçant le sourcil. Heureusement pour
ma pauvre personne , j'étais en compagnie d'un
homme qui avait l'insigne honneur de connaître
— 79 —
M. Auguste. Sans cela on me faisait un mauvais
parti.
Lorsque M. Auguste fit son entrée triomphale,
il nous regarda d'un œil courroucé; mais bientôt,
ayant reconnu mon compagnon, il s'avança vers
nous d'un air souriant. Tous ces gens qui atten-
daient un éclat, qui étaient prêts à'nous courir sus,
changèrent de physionomie comme par enchante-
ment. M. Auguste ne nous avait-il pas salués?
M. Auguste est un homme de trente-cinq à qua-
rante ans ; il a une physionomie qui ne prévient
nullement en sa faveur. 11 a de gros yeux vert de
mer à fleur de tête qui sont faux, une bouche fausse,
un faux sourire , unfaux loupetblond albinos. Nous
l'avons dit, ses jambes sont grêles et son ventre
est gros. Il est tout de noir habillé , il singe autant
qu'il peut la tenue des gens du palais. Mais tout
cela est vieux et râpé , car M. Auguste s'habille
au décroche-moi cela, ce qui veut dire en fran-
çais : chez le fripier.
Mon compagnon avait jugé à propos, pour dé-
lier la langue de cet important personnage , de
l'inviter à déjeuner. M. Auguste jouit d'un remar-
quable coup de fourchette; mais il a un verre
superbe; au café, je m'aperçus qu'il devait être un
des enfants les plus distingués de Paris , car ce
— 80 —
n'est qu'au septième ou huitième petit verre qutl
daigna nous donner quelques renseignements sur
son truc , le métier qui le fait vivre.
M. Auguste est un ancien clerc de province. Il
est venu à Paris sans sou ni maille ; il a été mar-
chand de contremarques à la porte des théâtres
du boulevard , où il a connu beaucoup de flâneurs
et de petits rentiers, gens désœuvrés qui ne savent
jamais comment franchir l'abîme immense qui
sépare le déjeuner du dîner, la lecture du journal
de l'ouverture des théâtres. Un jour qu'il se pro-
menait dans le palais, il vit beaucoup de ces bons
citadins qui stationnaient à la queue du public des
tribunaux et qui faisaient mille gentillesses aux
gardes municipaux pour les attendrir et tâcher de
pénétrer dans le sanctuaire de la justice. M. Au-
guste , qui est un homme à expédient, vit là une
source de fortune. Il avait une idée.
Dès ce moment il passa ses journées à courir
dans les corridors du palais , accostant toutes les
personnes qu'il voyait sortir des cabinets de mes-
sieurs les magistrats instructeurs. Il se proposait
pour conduire les témoins à la caisse afin d'y tou-
cher les deux francs que la justice alloue à tous
ceux qui viennent la renseigner. Lorsque le té-
moin avait reçu son argent, et qu'après avoir offert
— 81 —
soit un canon de vin, soit une demi-tasse à M. Au-
guste , il voulait le quitter pour vaquer à ses af-
faires , celui-ci l'apitoyait en lui contant quelque
histoire bien larmoyante, bien pathétique; il sa-
vait encore se faire donner quelques sous pour sa
peine. D'autres fois, le témoin dédaignait la rétri-
bution ; alors M. Auguste changeait sa batterie :
il inventait un autre conte, il implorait sa pitié; il
lui demandait son assignation en lui disant qu'il
était père d'une nombreuse famille. On lui aban-
donnait facilement ce morceau de papier inutile.
C'est en collectionnant toutes ces citations et assi-
gnations que M. Auguste a fondé le magasin qui
le fait vivre.
Aujourd'hui, M. Auguste vit comme un cha-
noine ; il est devenu une autorité dans le bas peu-
ple du palais; il gagne beaucoup d'argent. H loue
des citations en témoignage aux curieux pour les
faire entrer aur ^ours d'assises et aux chambres
correctionnelles, les jours de procès curieux. Les
gardes municipaux qui sont de planton aux portes
des tribunaux ont pour consigne de ne laisser
passer que les personnes assignées. Ils ne lisent
jamais les assignations ; il suffit donc qu'on se pré-
sente hardiment avec un papier timbré pour qu'ils
vous laissent passe» 'mr du moment au'on a le
— 82 —
papier, la consigne est sauve. M. Auguste avait
observé cela; aussi a-t-il su en profiter. Il sait par
cœur la liste des affaires à juger; il connaît les
jours où les premiers sujets du barreau et de la
magistrature debout doivent prendre la parole ; el
ces jours-là, dès sept heures du matin, il est à son
poste avec sa liasse de citations et d'assignations
périmées. 11 les loue ordinairement 1 fr. pour la
séance. On le connaît; il a ses habitués; on ne
paie qu'après qu'on est placé ; mais on est obligé
de laisser en nantissement 5 fr. , qu'il ne remet
qu'après la restitution de son papier.
— « Et vous gagnez beaucoup d'argent à ce
métier-là ? lui demandai-je.
— C'est selon les procès ; celui de Laroncière
m'a rapporté jusqu'à cent francs par jour ; j'étais
obligé d'envoyer un de mes clercs dans la salle ,
pour redemander mes assignations. J'ai loué la
même citation jusqu'à dix fois en une séance.
Soufflard n'a pas mal donné ; la bande de Poil-de-
Vache était bonne , mais ne valait pas les habits
noirs.
— Et les affaires politiques ?
— Cela dépend des personnages. Les complots
m'ont laissé d'ailleurs d'excellents souvenirs ; les
procèê de presse furent d'un assez joli rapport.
— 83 —
Les cris séditieux valaient moins. Quant aux cri-
mes, aux infanticides, aux faux, aux vols de con-
fiance, c'est chanceux.
— D'après ce que je vois , en lisant les détails
d'un assassinat, vous savez combien il vous rap-
portera.
— Il y a crime et crime ; c'est la position de
l'accusé qui fait tout. SMl est jeune et féroce, il
devient intéressant ; c'est très bon. Si c'est un
homme qui a simplement tué sa femme ou un pas-
sant dans la rue, ça ne vaut absolument #ien. Les
maris jaloux et farouches amènent des dames.
Mais parlez-moi de ces gaillards qui coupent leur
maîtresse en morceaux ! qui l'attendent le soir
dans une allée , la poignardent et tirent un coup
de pistolet à leur rival ! à la bonne heure ! c'est
du nanan ! Ils ont un public à eux, on les lorgne,
on leur envoie des albums pour y écrire deux
mots, ils posent devant un parterre de femmes.
S'ils sont tant soit peu jolis garçons et que l'affaire
prenne plusieurs audiences , la seconde journée
double ma recette. Si le jugement se prononce la
nuit, je suis obligé de donner des contremarques.
La nuit est très propice aux drames judiciaires,
le beau sexe s'y crée des fantômes. C'est si inté-
ressant, un scélérat passionné qui égorge propre^
— sè-
ment la femme qu'il aime ! il y a de quoi en rêver
quinze jours. On envie le sort de la victime, on
voudrait être aimé ainsi une fois , rien que pour
en essayer. Ah ! Lacenaire ! nous ne trouverons
malheureusement pas de sitôt son pareil ! Il faisait
des vers, monsieur! s'écria M. Auguste, d'un air
moitié d'admiration et moitié de regret. 11 était
galant, intéressant, il s'exprimait bien. Encore
deux affaires comme la sienne, et je me retirais
dans mes terres. Ah ! si le huis-clos n'existait pas
pour certains attentats ! quelle source de fortune !
je serais millionnaire. Tout le ntonde en veut:
c'est le fruit défendu. »
Une espèce de pleutre ballottant dans un im-
mense habit noir boutonné jusqu'au col , et dont
les jambes flageolaient, vint interrompre M. Au-
guste au milieu de ses regrets. C'était son clerc.
Cet homme le remplace lorsqu'il y a plusieurs
affaires intéressantes le même jour; il lui recrute
des clients, il lui procure des affaires, car M. Au-
guste joint à son industrie celle de défenseur offi-
cieux aux justices de paix ; il fait en outre des
mémoires et des pétitions aux ministres.
Le Bétripé, il est ai«si surnommé, a plusieurs
cordes à son arc. Dés qu'un crime est commis , il
se transporte fur les lieux ; il recueille tous les
- 85 —
bruits, il raconte les détails, il a soin de dire sott
nom et son adresse dans les cabarets environnants,
il répèle cent fois ces détails, il en invente au
besoin, on les redit, cela arrive jusqu'aux magis-
trats instructeurs ; on le fait appeler, il raconte ce
qu'il a entendu dire ; il fait une déposition insi-
gnifiante. On le renvoie, mais il a ses quarante
sols, c'est toujours ça de gagné. Du reste, il jure-
rait, au besoin, sur l'Évangile, devant Dieu et les
hommes , après avoir vu un chien de chasse étran-
gler un lapin , que c'est le lapin qui a commencé ,
qu'il avait tous les torts , et que ce n'est qu'à son
mauvais naturel qu'il doit sa triste fin.
Ce maître Jacques n'ose faire concurrence à son
maître, car celui-ci maintenant ne mendie plus
les assi^^nations : il les achète et les paie plus cher
que U caissier du palais. Il ne souffre pas de ri-
varx; il leur fait une guerre acharnée. Il a fait sa
pjtite pelote, comme il dit; il espère bientôt pou-
voir se retirer à la campagne, pour y former sou-
che d'honnêtes gens.
Quand nous quittâmes M. Auguste, il nous re-
garda d'une façon triomphante, et il dit à ses admi-
rateurs : « — Je les ai épatés^ les bourgeois ! n
Il avait raison, en effet : nous étions émer-
veillés.
86
V.
CORRESPONDANCE. — LEj FÊTES ET FOIRES. — LB8 JEUX
LE 90. — LE LAPIN IMMORTEL. — LE PATISSIER AMBU-
LANT,
Un journaliste ne manque jamais de recevoir
beaucoup de lettres , affranchies ou non , signées
ou anonymes, de compliments ou d'injures, lors-
qu'il a entrepris une série d'articles sur un sujet
quelconque. En voici deux entre celles qui nous
sont parvenues à propos de nos Industries incon-
nues :
« Monsieur,
» Je lis avec le plus grand plaisir les articles
que vous publiez dans le journal le Siècle^ qui
est mon journal. Vous voulez faire une galerie
originale de tous les commerces que nous inven-
tons chaque jour, nous, pauvres gens jetés au ha-
sard sur le pavé de Paris. Ce que vous avez dit
jusqu'à ce jour est vrai, bien étudié et compris.
Presque tous ces industriels me sont connus, et
quelques uns sont mes amis.
» J'ai cependant une observation à vous faire.
Peut-être veus paraîtra-t-elle juste.
— 87 —
» Lorsque vous avez parlé de mon ami Cha-
pellier, le boulanger en vieux , vous avez dit :
« Le père Chapellier a su tirer des croûtes de
» pain tout ce qu'on en pouvait tirer. »
» Cela n'est pas exact. Il n'est peut-être pas
d'industrie au monde autour de laquelle un homme
ne trouve à ramasser sa vie. On peut penser à
tout , embrasser d'un coup d'oeil toutes les bran-
ches qui viennent se rattacher à l'arbre principal,
mais on ne les cultivera pas toutes. Le temps,
la place, les outils, la patience, manquent. Puis
vous ne pouvez vous figurer quelle est la force de
cet axiome : « Il faut que tout le monde vive. »
Rien ici-bas ne se fait qu'en vertu de ce principe.
Le fabricant de bijouterie qui, après avoir brûlé
ses cendres et les balayures de son atelier, vend
les cendres des cendres au laveur de cendres , sait
parfaitement bien qu'il y a encore de l'or dans ce
qu'il vend , mais il se dit : « Il faut que tout le
monde vive. » Puis il n'a pas l'admirable patience
de l'Auvergnat, il n'est pas outillé, il n'a pas d'em-
placement convenable pour faire le lavage lui-
même ; il perdrait trop de temps à l'entre-
prendre.
» Il en est de même partout. En littérature,
après le romancier, qui trouve le sujet, esquisse
^ 88 —
les caractères, décrit les lieux, donne la vie aux
personnages, les fait marcher , parler, agir, en
»m mot écrit un Hvre, vient l'auteur dramatique,
qui transporte tout cela au théâtre sous une autre
forme. Le premier auteur eût pu faire la pièce
lui-même, mais il n'est pas en relation avec les
directeurs, et d'ailleurs il n'est pas outillé pour le
théâtre, il ne connaît pas les ficelles de la scène.
Il ahandonne donc son œuvre à qui veut la pren-
dre : il faut que tout le monde vive.
» Examinez , cherchez, et vous trouverez tou-
jours une glane dans les champs déjà moissonnés.
Quelqu'un qui voudrait bien s'en donner la peine
vivrait même des huissiers, qui vivent aux dépens
de tout le monde, et ce ne serait ni la moins cu-
rieuse ni la moins productive des industries in-
connues,
»Moi, Monsieur, qui écris ces lignes, j'ai
trouvé ma glane dans le champ du père Chapel-
lier, j'en vis depuis une vingtaine d'années, et je
n'ai pas à me plaindre de mon sort. Si je ne suis
pas un capitaliste comme mon heureux ami , je
suis du moins un notable commerçant dans le
genre. Si vous voulez me faire l'honneur de venir
me voir, je vous montrerai mes fours, je vous ex-
pliquerai mes moulins; je crois que vous aussi
— 89 —
vous pourrez trouver à |?]aner quelques bonnes
observations dans mon champ.
«Agréez, Monsieur, etc. Hébard. »
Nous nous sommes donc rendu derrière ce
▼ieux collège Henri IV , où nous avons passé les
dix plus belles années de notre vie, pour visiter
l'usine de M. Hébard. Un grand gaillard, qui
portait pardieu bien le gilet rouge distinctif des
valets de grande maison, vint nous demander ce
que nous voulions.
a Je désire voir M. Hébard.
— Il est dans sa bibliothèque; si monsieur
veut me dire son nom, j'aurai l'honneur de l'an-
noncer.»
Tout se fait dans les formes ; mais nous som-
mes habitué aux surprises. Quelques instants
après, un homme d'une cinquantaine d'années
vint à notre rencontre. Il était vêtu d'une vareuse
rouge et d'un pantalon de moleton à pied. C'était
M. Hébard.
Si les Parisiens, qui, à l'exemple de Voiture,
ont la prétention de deviner la profession d'ut
passant rien qu'à sa démarche, rencontraient no-
tre industriel se promenant un jour au Luxem-
bourg, nous sommes certain qu'ils pourraient s'at-
tirer la même réponse que celle qu'on fit au poète
— 90 —
du dix-septième siècle, lequel, voyant un jour un
homme en carrosse qui passait sur le Cours la
Reine , l'aborda en disant : « Monsieur, j'ai pa-
rié que vous êles un receveur aux gabelles. —
Monsieur, lui répondit le quidam, pariez quevous
êtes une béte, et vous gagnerez. »
En effet, jamais homme n'a moins eu le physi-
que de son emploi que M. Hébard : il est petit,
un peu replet ; il a les mains blanches, le visage
pâle et blanc, comme tous les hommes qui mè-
nent une vie sédentaire , et certainement le phy-
sionomiste moderne voudrait voirdansM. Hébard
un homme de bureau, un professeurou un savant,
et non pas un homme de travail manuel et d'in-
vention commerciale.
Nous l'avons dit, presque jamais ces hommes
qui cherchent si péniblement la fortune n'aiment
l'argent pour le bien-être qu'il procure; ils veu-
lent la fortune , non pas pour la fortune , mais
pour satisfaire un caprice, pour avoir quelque
chose qui leur a fait envie chez un autre qu'ils
ont connu il y a vingt ans. M. Hébard, lui, doit
son énergie à un voisin qui possédait une biblio-
thèque. M. Hébard y passait sa journée et ses soi-
rées à lire Voltaire. Un jour il lui arriva à peu
près ce qui arr^f* dans le conte des Deux Voisins.
— 91 —
L'un deux avait des livres et un ménage très mal
monté ; l'autre avait au contraire un très beau mé-
nage, mais pas le plus petit livre. Un soir celui-
ci cria à travers la cloison : « Voisin, prêtez-
donc un livre, je ne puis dormir. — Mes li-
vres ne sortent pas, répondit celui-là; venez lire
chez moi tant que vous voudrez. » Quelques
jours après, ce fut le tour du bibliophile de s'é-
crier : « Voisin , mon feu ne veut s'allumer ;
prêtez-moi votre soufflet. — Venez souffler chez
moi tant que vous voudrez, répondit l'autre, mon
soufflet ne sort pas de chez moi. »
Or, dès qu'Use fut brouillé avec son voisin, M.
Hébard se dit : — Moi aussi j'aurai mon Voltaire !
Et il se mit à travailler pour se le procurer. Mais,
âgé de quinze ans, il n'était que petit patronnet
chez un regratder. Les regrattiers sont les pâ-
tissiers qui fabriquent les chaussons aux pommes,
les brioches sans beurre et les gâteaux sans sucre
qu'on vend aux écoliers et aux gamins de Paris.
Il gagnait, pour-boire compris, vingt-cinq sous
par semaine. M. Hébard était nourri à la bouti-
que, et ses parents, qui étaient portiers d'un hô-
tel d'étudiants dans la rue Saint-Jacques, le lo-
geaient. Pour se procurer les quatre-vingts volu-
mes de Voltaire, édition Touquet, à un franc
— 92 —
soixante quinze centimes le volume, il fallait donc
deux années d'économie. M. Hébard ne se sentit
pas ce courage. Il abandonna son métier pour se
faire camelot^ c'est-à-dire marchand de bimbelot-
teries dans les foires et fêtes publiques. Il y por-
tait de la bijouterie fausse. Pendant trois étés, il
fit les départements de la Seine, Seine-et-Marne,
Seine-et Oise. Ses affaires prospérèrent au delà de
ses espérances. Mais ce qui lui profita beaucoup
plus que son commerce, c'est qu'il y apprit tous les
stratagèmes que les marchands forains mettent en
pratique pourvivre. Il connut leurs besoins, leurs
façons d'acheter, de vendre , et il y conçut une
idée excellente : aussi manqua-l-elle de Tenvoyer
passer cinq ans à Sainte-Pélagie. On y enfermait
encore les prisonniers pour dettes. Il voulut fon-
der à Paris une sorte d'entrepôt où tous les came-
lots s'approvisionneraient de marchandises. L'af-
faire ne réussit pas ; il dut faire faillite, et le Vol-
taire ne fut pas encore acheté de cette fois.
Pendant les trois années d'ensuite, il accompa-
gna les Hercules, les femmes phénomènes, les
disloqués, les avaleurs d'épées, les mangeurs de
feu, les dentistes, les escamoteurs, les banquistes,
les nains, les géants, les enfants à deux têtes, les
veaux à quatre cornes et tous les charmants spec-
— 93 —
taeles qui réjouissent les yeux du peuple le plus
spirituel du monae ùans les jours de réjouissan-
ces. Il s'était acquis une certaine réputation dans
le boniment f \^ postiche ^iXdi parade. On nomme
ainsi le prologue que les saltimbanques jouent
devant leur baraque pour allécher le public en
l'amusant aux bagatelles de la porte., et qui fi-
nit invariablement ainsi : « Entrez, messieurs,
mesdames, entrez ; vous y verrez ce que vous
n'avez Jamais vu ; et cela ne coûte que 2 sous. 2
sous! il faudrait ne pas avoir 2 sous dans sa po-
che, etc. ))
M. Hébard, qui était Parisien, qui savait son
boulevard du Temple par cœur, imitait les comi-
ques à la mode , faisait des grimaces , parlait fort
et captivait Tattention des combrousiera : c'est
ainsi que les forains nomment les paysans. Aussi
Gringalet était-il fort recherché par les Bilboquets
du temps.
C'est tout un monde à part, nous disait-il,
que la population des forains ; il serait très curieux
de les étudier. Figurez-vous qu'il y a là des fa-
milles entières qui n'ont jamais habité dans des
maisons; les enfants naissent, vivent, grandissent
et meurent dans ces longues et larges voilures
qu'on rencontre souvent sur les routes, et dans
— 94 —
lesquelles ils couchent, font leur cuisine et trans-
portent tout leur mobilier. Ils se marient entre
eux, et les nouveaux conjoints ne font que passer
d'une voiture dans une autre. Un enfant n'a pas
deux ans, qu'on lui a déjà assoupli les reins, pour
lui apprendre la dislocation et les sauts de carpe.
Il fait ses exercices d'agilité, il danse la danse des
œufs, à l'âge où les autres enfants font à peine
leurs dents. Ce petit être, à dix ans, connaît à
fond toutes les roueries qu'on n'apprend dans le
monde que par une longue pratique de la vie, et
la fréquentation assidue des sociétés les moins
mêlées. Lorsque les autres balbutient papa, ma-
man, et jouent à la poupée, lui , il entortille déjà
le pétrousquin en faisant la manche il sait attra-
per le public en faisant la quête). C'est pitié de
voir ces vieux enfants qui raisonnent de tout et
avalent le canon comme des hommes. Les gens
du monde croient qu'Eugène Sue a exagéré les
caractères de Bamboche et de Basquine. Non,
le profond moraliste n'a fait qu'atténuer, au con-
traire, ce que ces mœurs nomades ont d'horrible.
Il faut avoir un corps de fer, un cœur d'acier, une
àme de bronze, pour vivre de celte vie-là.
Vient ensuite le truqueur. On appelle ainsi tous
ces gens qui passent leur vie à courir de foire en
foire, de village en village, n'ayant pour toute in-
dustrie qu'un petit jeu de hasard. Cela s'appelle
passe-carreau , le chandelier^ etc. Le jeu du
chandelier consiste à abattre un chandelier de
feutre sur lequel on a mis 1 sol. Le joueur, armé
d'une longue baguette , doit d'un seul coup faire
tomber ces deux objets hors de l'assiette qui les
supporte. On joue ordinairement un lapin, de
l'argent ou des macarons. Cet exercice paraît
fort simple au premier abord, et le truqueur l'exé-
cute avec une telle facilité que tout le monde
veut essayer. On s'entête à gagner, les paris
s'engagent entre le marchand et le joueur, et
bientôt celui-ci quitte la place le gousset à sec.
Il est tel industriel de ce genre qui part au
printemps, emportant un lapin dont, à la fin de
la campagne , il fait une excellente gibelotte.
Pendant les six mois de beau temps , il gagne de
quoi passer grassement son hiver. Voici la mise
de fonds: un chandelier en feutre, deux sous;
une assiette , trois sous ; un lapin , trente sous.
Quant à la baguette, il la cueille au premier aulne
qu'il rencontre sur son chemin. Ajoutons-y le sou
à mettre sur le chandelier: total, trente-six sols.
C'est avec ce capital qu'il vit, qu'il nourrit sa
femme, qu'il élève plusieurs enfants, et qu'il
— 96 —
finira par acheter quelque beau domaine. Il y a
peu de financiers, même à la bourse de Paris, qui
saehenl mieux faire sucr\Q\xv argent.
Dans certains pays , les fêles sont organisées
par des particuliers. Ces pays- là sont la terre
promise des banquiers du hirihi^ du passe-car-
reau et du chandelier. On charge ordinairement
de la surveillance de la foire le garde champêtre
du lieu ou un des gardes du plus riche proprié-
taire. Alors les truqueurs font ce qu'ils nomment
une bouline ., c'est-à-dire une collecte *întreenx,
et ils chargent un compère de distraira le surveil-
lant, de remmener à Té^art, de rinviter et de
le griser. Alors , malheur aux pauvres péfrous-
quins (particuliers) qui s'aventurent à jouer ! ils
sont rançonnés sans merci. Une sentmelle veille
pendant ce temps avec mission de signaler l'ap-
proche fortuite de la maréchaussée : la gendar-
merie a tant de préjugés!
Si vous vous êtes promené dans une fête de
village, vous avez dû jouer au quatre-i^inf^t-dix .
Ce jeu est une espèce de loto , et l'un des specta-
teurs se charge de remplir l'othce du destin : il
plonge la main dans un sac et en retire le numéro
qui doit faire un heureux. On y gagne ordinaire-
ment de la porcelaine. Vous y voyez des déjeu-
— 97 —
ners, des vases superbes, de belles pendules , etc.
Le quatre-vingt-dix adroit aune pièce au choix du
gagnant, mais ce gagnant est presque toujours un
ami sûr, un compère^ qui emporte son gain, fait
le tour de la tente et remet l'objet gagné à son
premier et seul propriétaire, le banquiste. Quel-
quefois celui-ci offre à son compère , devant tout
le monde, de le reprendre pour cent cinquante ou
deux cents francs. Le compère n'a garde de refuser,
et on lui compte la somme. Le public, alléché
par un tel gain , passe sa soirée à tirer des nu-
méros, et s'en retourne chez lui, emportant des
coquetiers , deux ou trois verres communs et des
tasses dépareillées. Le tour est fait, le combrowsier
a été mis dedans.
Il existe dans les foires des environs de Paris
une boutique de porcelaines véritablement luxueu-
se ; on y voit de tout , des vases d'église et des
glaces dignes de figurer dans le boudoir d'une
petite-maîtresse; les mille caprices de la mode y
chatoient, coffrets ornés de médaillons ciselés et
verres de Bohême. La boutique est tenue par une
dame agréable et sa demoiselle^ qui est char-
mante. Lorsqu'elles arrivent dans un village, en
demandant au maire la permission d'étaler, elles
comipencent par faire un don de cent à deux cents
— 98 -
francs aux pauvres de la paroisse. Cela fait du
bruit dans le pays ; la dame et sa demoiselle as-
sistent à la grand'messe et n'ouvrent leur boutique
qu'après l'office divin. Cela fait très bien. La haute
société du lieu s'empresse d'accourir au magasin
de ces dames : les femmes pour voir une per-
sonne si pieuse , les jeunes gens pour contempler
les beaux yeux de la demoiselle. La partie s'en-
gage; c'est à qui restituera en détail la somme si
généreusement donnée aux pauvres. Et voilà
comment il se fait que la dame possède aujour-
d'hui deux maisons sur le pavé de Paris et que la
demoiselle a dû l'an dernier épouser un notaire.
Parlez-nous de la philanthropie ! c'est le meilleur
placement qu'on ait encore prouvé. Demandez à
messieurs tels qt tçls, qui se sont fai( de si bonnes
rentes en visitant les pauvres prisonniers.
Donc M. Hébard traversait tou^ ce monde-là,
mais en philosophe observateur. 11 était un peu
poète , et faisait des couplets ; un peu orateur, et
i composait des parades; un peu acteur^ et jouait ses
"œuvres; et cela en continuant de rêver à son Vol-
taire. Enfin, un jour, jour à jamais mémorable, la
troupe d'acrobates à laquelle appartenait M. Hébard
donnait ses représentations à Moniargis. Un régi-
'■' ment qui passait fit sa grande halte sur la place de
— 99 —
la ville. Il menait à sa suite tout son attirail de
guerre, et notamment un petit four ambulant.
M. Hébard, qui se connaissait en fours, voulut
voir celui-ci. Il l'examina ei s'en fit expliquer tout
le mécanisme. Il eut affaire à un homme qui, par
amour-propre , lui donna tous les renseignements
possibles. C'était le boulanger du corps. Ce soldai
boulanger était un noble, de très haute naissance,
dont la famille avait été ruinée et dispersée par
les événements. Ne sachant que faire , sans état ,
sans ressources , il s'était fait soldat pour vivre ,
croyant gagner l'épaulette en six mois; mais son
éducation était trop négligée , et on le relégua à
la manutention des vivres. Là il devint boulanger,
et excellent boulanger. En 18... il était donc
attaché comme maître-boulanger à un régiment de
ligne. Nous le reverrons bientôt. Mais revenons.
M . Hébardvit tout de suite une belle fortune dans
ce simple four de campagne. En remontant sur
son estrade pour faire sa dernière parade, il feuil-
letait déjà dans son imagination les premières
pages de son Voltaire, édition Touquet. En effet,
en revenant à Paris, le premier soin de notre
voltairien fut de courir chez les fabricants de tôle
et de se faire construire un appareil semblable à
celui qu'il avait admiré la vielle à Moatargis.
Urwvôr ;iUi
BÎSLIOTHECA
Ctfavieoê'*
- 100 —
Le dimanche suivant il s'établissait dans une
des avenues des Champs-Elysées. C'était le temps
de la vogue de M. Coupe-Touj'ours, le marchand
de galette du boulevard Saint-Martin. M. Hébard,
d'après ce principe que tout état laisse une glane
pour quelqu'un, se mil à glaner sur M. Coupe-
Tou fours. 11 se fit fabricant de galette ambu-
lant ^ il courut les fêtes et les foires , traînant tou-
jours derrière lui son établissement. 11 eut un
moment de grande vogue ; mais, voyant qu'il était
menacé d'une nombreuse concurrence, au lieu de
s'y opposer, il se mit à faire fabriquer des fours
pareils au sien , et les vendit à qui en voulut; puis,
avec son juste instinct , sentant que l'affaire ne
pouvait durer, il laissa cette industrie devenue
vulgaire pour se faire fabricant de pain d'épice
commun.
Au premier coup d'œil , faire du pain d'épice
ne paraît pas être une grande innovation. Les
Champenois de Reims sont réputés pour fabri-
quer le meilleur; mais le faire à si bon marché
nue personne ne puisse rivaliser avec vous, voilà
!a malice. 11 fallait trouver quelque prodige de la
chimie qui remplaçât la farine de seigle , comme
les gargotiers de la barrière savent remplacer, dit-
on , le bœuf par du cheval el le lapin par du chat.
— 101 —
Or un homme vendait des croûtes de pain à
un prix qui ne permettait pas de supposer que
jamais ce qu'il vendait fût sorti de la boutique d'un
boulanger. C'est là qu'il fallait frapper. Lq prodige
de la chimie élciït de h\re redevenir cet ex-pain
farine. C'est à ce problème que s'arrêta M. Hé-
bard. Il fit des essais de toute sorte; enfin, ea
soumettant ce pain à la chaleur d'un bain marie
dans un four construit exprès , il réussit à le sé-
cher assez pour qu'en passant sous la meule d'un
moulin de son invention , il fût ramené à sa forme
première, c'est-à-dire à l'état de farine.
Ce procédé trouvé , M. Hébard était maître de
la place de Paris; il pouvait fournir dupaind'épice
communaux marchands ambulants, à ceux qui
pour deux sous donnent aux enfants plus d'un
demi-kilo de celte friandise. Comme il vendait
sa marchandise à cinquante pour cent de rabais sur
tous les autres fabricants, il eut bientôt la pratique
de tous les truqueurs qui tiennentces petits jeux
de tourniquet où Ton gagne à tout coup. Ses an-
ciens confrères devinrent ses clients.
Décidément, M. Hébard avait conquis son
Voltaire.
Mais, hélas! il en est des livres comme de
l'appétit , qui vient en mangeant : j'ius on en a ,
— 102 —
plus on désire eu avoir, et Ton finit par passer à
l'état de bibliomane. Et c'est alors le vrai moment
où on cesse de lire.
C'est ce qui arrive aujourd'hui à M. Hébard ; il
aune magnifique bibliothèque, des livres précieux,
dix éditions de Voltaire dans tous les formats ;
mais il ne les ouvre jamais. Il passe des journées
à les ranger sur des rayons de chêne , et ses soirées
dans les salles de vente pour en augmenter inces-
samment le nombre.
— Si vous ne lisez plus , lui demandai-je, pour-
quoi achetez-vous tant de livres ?
— Hélas! monsieur, la nature humaine est
ainsi faite. Ce sont les gens qui digèrent le moins
bien qui se font servir les meilleurs dîners , comme
ce sont les plus vieux sultans qui possèdent les
plus nombreux harems. J'ai de la fortune ; per-
sonne ne pouvait glaner sur mon industrie. La na-
ture m'a donné la manie des livres en compen-
sation. Les librairies sont ma caisse d'amortis-
sement. Il faut bien que tout le monde vive !
103
VI.
LE PÈRE PUTATIF. — LES VIEUX RUBANS. — L'aTEUEB
DES ÉCLOPÉES. — LE BERGER EN CHAMBRE. —UN DER
HIER MOT SUR LES ANGES GARDIENS.
Il y avait chez M. Hébard un homme robuste,
quoique grisonnant, à Tceil ouvert, à la parole
brève. Il était bojjtonné dans une longue redin-
gotte bleue ; il portait la moustache en brosse el
l'impériale longue de trois pouces. Pour celui-ci, il
n'y avait pas moyen de s'y tromper : tout le
monde, en le voyant, même sans habit mihtaire,
eût deviné qu'il avait été soldat.
Il se nomme le comte de... ; c'çst l'ancien
soldat , maître-boulanger d'un régiment de ligne,
auquel M. Hébard doit sa fortune. En sortant du
service, il s'est souvenu de sa connaissance de
Montargis, et il est venu à Paris ; sa première
visite, avant d'arrêter un logement, fut pour son
ami de hasard, qu'il croyait trouver tirant le dia-
ble par la queue. Jugez de son bonheur, lorsqu'au
lieu de ce qu'il pensait, il trouva le bien-être et
l'aisance. M. Hébard, qui possède entre autres
— 104 —
vertus la reconnaissance poussée à sa quatrième
puissance, reçut son homme, comme on dit, à
bras ouverts. Le soldat-boulanger avait 300 fr.
de pension pour ses services : c'était suffisant
pour le tabac. Mais il lui fallait un emploi pour
▼ivre. Le fabricant de pain d'épice lui offrit un lo-
gement et la table pendant le temps qu'il mettrait
à chercher une place. L'ami accepta, comme de
juste ; il accepta même avec empressement, pro-
mettant de se mettre en course dès le lendemain.
Les places sont rares , fort rares , il paraît , à
Paris , car il y a quinze ou dix-huit ans de cela ,
et l'ami n'a pas encore trouvé à employer ses ta-
lents , et il demeure toujours dans la môme cham-
bre ; il y est toujours en camp volant , car il doit
toujours se mettre en quête d'un emploi demain.
M. le comte*'* gagna bientôt de l'argent, il
eut une industrie très lucrative : il se fii père puta-
tif ! il reconnaît les enfants qui n'ont pas de père
officiel.
Étant en garnison à Givet, un jeune officier du
régiment de M. le comte*** séduisit une jeune
fille. Il appartenait à une famille noble et riche;
sa fortune dépendait d'un oncle qui n'aurait ja-
mais souffert une mésalliance. L'amant heureux
savait que la moindre infraction aux préjugés
— IOq —
aristocratiques de son oncle serait une exhéréda-
tion. Pendant ce temps, la jeune fille se désolait;
elle voulait un nom pour son enfant. L'officier
lui disait bien qu'Eugène, Alfred, Arthur, étaient
des noms charmants, et qu'en y joignant Didier,
Bertrand ou Martin, on pouvait faire un homme
complet, ayant deux patrons intercédant pour lui
dans le ciel, et toutes les apparences d'une famille
comme beaucoup de bourgeois de la plus fine
bourgeoisie. Mais la belle ne voulait rien en-
tendre ; elle voulait un nom sérieux, avec une par-
ticule nobiliaire pour le moins.
Que faire en telle occurrence? Un jour qu'il était
de semaine, on fit l'appel devant lui. Tout à coup
il entendit le nom superbement historique du sol-
dat-boulanger. Il se fit présenter le soldat porteur
d'un si beau nom ; il le combla de bienfaits en lui
payant une goutte à la cantine. Il s'inquiéta de sa
famille, lui fit des offres de services ; enfin, après
bien des détours, il finit par lui proposer de le
substituer en ses lieu et place et de lui faire pré-
senter le marmot à venir chez M. le maire.
Notre homme fit des objections ; mais le jeune
officier sut mettre fin à ses scrupules en lui glissant
trois louis dans la main, lui promettant une égale
somme pour le jour de la présentation. M. le
— 106 -^
comte n'avait jamais soupçonné qu'il pût y avoir
des objections contre de pareils arguments : il
ferma la main et ne dit plus mot.
Le soir, l'officier se présentait devant sa lar-
moyante victime et lui disait que son fils serait
en possession d'un titre de comte, qu'il serait re-
connu et porterait un des plus vieux noms de
France. Cette nouvelle fit merveille: car, malgré
toutes nos révolutions, les femmes tiennent encore
énormément à la noblesse. Le prestige de^'aris-
tocratie nobiliaire s'est complètement conservé
dans les arrière-boutiques.
Quelques mois après, les cloches de Givet son-
naient à toutes volées : on baptisait le jeune vi-
comte Olivier de ***. Il va sans dire que l'offi-
cier était parrain.
L'histoire fit du bruit; toutes les filles de Givet
qui devenaient mères voulaient avoir aussi leur
petit vicomte ; de sorte qu'on ne voyait quo notre
soldat aux mairies de la petite ville et des envi-
rons. M. le comte de *** ne pouvait suffire aux
demandes; il était toujours en fête, il menait une
vie de carnaval. Il ne sortait d'un repas de nais-
sance que pour assister à un banquet de baptême. '
Il reconnaissait même au rabais : car il s'était
(ait cette réflexion bien simple : a Lorsque je
— 107 —
serai vieux, je me retirerai tout bonnement chez
le plus riche de mes enfants, et il ne sera pas as-
sez barbare pour chasser son vieux père. C'est
donc un morceau de pain, un morceau de brioche,
que je ménage pour ma vieillesse. »
Dans toutes les villes où le régiment tint garni-
son, le comie de*'* continua son métier. On avait
fini par en faire une plaisanlerie dans le régiment.
On l'appelait même lorsque les mères ne récla-
maient point de nom de famille. Le métier était
bon, notre homme ne refusait jamais. Enfin il
prit son congé en laissant nos déparlements, du
nord au midi, peuplés de deux ou trois cents jeunes
vicomtes ou vicomtesses ; il arriva dans la grande
ville, ayant la ceinture bien garnie, et rencontrant
la Providence au fond du faubourg Saint-Marceau,
sous les traits du brave M. Hébard.
A cette époque , des fils de famille qui ne se
sentaient de goût pour aucun état, ni pour la di-
plomatie, ni pour la magistrature, ni pourTadmi-
nistration, ni pour la politique, avaient adopté la
carrière des armes pour faire dire à leur famille :
(( Mon fils fait quelque chose : il est militaire, en
garnison dans tel endroit . « Ce qui peut se traduire
ainsi : « Il fume des cigares et il fait des parties
de piquet au café de telle sous-préfecture, » A la
— lOS —
mort de ces parents fâcheux qui croient qu'un jeune
homme doit s'occuper, nos officiers n'avaient rien
de plus pressé que d'envoyer leur démission au
ministre de la guerre et de revenir à Pans. Ils
contèrent à leurs amis les Parisiens l'histoire du
comte et de sa très nombreuse progéniture. On en
rit beaucoup; puis on n'y pensa plus.
Mais à peu près à celte même époque, un
jeune baron allemand, homme d'ailleurs fort spi-
rituel, menant grand train et tout à fait à la mode,
fit la folie de reconnaître un fils qu'une femme des
plus légères lui attribuait. Il voulait, disait-il,
faire élever cet enfant avec tous les soins pos-
sibles, pour savoir ce que pouvait devenir un
plant de lorette transplanté en d'autres climats.
Cette reconnaissance mit tout le camp des lo-
relles en révolution. C'était un cri général, c'é-
tait à qui d'entre ces dames aurait son petit baron.
On n'entendait plus qu'un cri de la rue Laffiteà la
barrière Blanche : « Je veux un nom pour mon en-
fant ! Ce cri devenait monotone, car ces demoi-
selles le poussaient même pour des effets rétroac-
tifs. Déjà la foule des fils de famille, qui n'étaient
pas ravis du tout de celte sempiternelle même
note, commençait à éviter la société des camé-
lias avec un soin tout particulier, et ils s'en-
— 109 —
nuyaient, lorsqu'un des officiers du régiment dé-
couvrit l'adresse du soldat-boulanger. L'honneur
était sauf, le nom était trouvé, ces dames pou-
vaient être tranquillisées. On leur annonça cette
grande nouvelle avec pompe. Elles cessèrent leurs
cris, et la joie reparut, comme par enchantement,
dans tout le quartier; les soupers retrouvèrent
leurs chansons, les gosiers leur soif ; l'ordre fut
rétabli. Quant à M. le comte, il vit renaître ses
beaux jours de fête, recommencer son perpétuel
carnaval. On était obligé de le retenir d'avance,
car il reconnaissait aussi Tarriéré.
Chaque jour, donc, les chances du repos de sa
vieillesse augmentaient , car sa progéniture se
propageait dans toutes les classes, et cette origi-
nale spéculation augmentait chaque jour de deux
ou trois noms l'annuaire nobiliaire du royaume
de France.
Mais hélas! l'homme propose et Dieu dispose.
M. le comte de *** avait compté sans son hôte.
Un jour, jamais personne ne s'y serait attendu, un
homme, tout de noir habillé, absolument comme
le page de M™* Marlborough, mais plus vieux ei
plus cravaté, arriva chez M. Hébard.
C'était un notaire royal.
11 demandait M. le comte de*"; il voulait lui
■- 110 —
parler en particulier pour des affaires d'intérêt.
M. le comte venait d'hériter d'un parent de pro-
vince, d'un noble inconnu, quiluilaissaitl20, 000
livres. C'était la manne du ciel tombant aux
Hébreux dans le désert. Pendant huit jours ,
M. de •'* ne sortit pas des cabarets ; il déserta les
mairies; il dédaigna les mères éplorées, les pères
embarrassés, les enfants abandonnés ; il ne vou-
lait plus rien, il ne demandait plus rien ; il rêva
pour lui-même les joies ineffables de la paternité :
une femme, un ménage, des enfants portant son
beau nom, de droit, pour de bon.
Malheureusement, pendant quinze jours, le
nom du comte avait été affiché à la quatrième
page de tous les journaux ; on y lisait une annonce
conçue à peu près en ces termes :
« M* X..., notaire à Paris, rue de.., prie M. le
comte de'** de passer à son étude, pour affaire
d'héritage. »
Ces deux lignes en mignonne n'avaient point
été lues par celui à qui elles s'adressaient; mais
elles avaient frappé d'autres personnes, des indif-
férents. Ces gens en avaient parlé ; le bruit s'en
répandit ; l'héritage fit comme la boule de neige
poussée par des enfants, qui grossit en avançant.
Au bout de huit jours, il montait à plusieurs mil-
— m —
lions. Alors, tout à coup, M. de*** vit assiéger
sa porte par une nuco de jeunes garçons et de
jeunes filles, qui certes n'avaient jamais pensé à
lui avant ralléchanle annonce, et qui tous venaient
lui témoigner leur-s sentiments filiaux. Ils arri-
vaient par cargaisons de tous les coins de la France,
les uns le bâton de voyage à la main, en blouse,
en sabots; les autres pommadés, vernis, cirés,
astiqués, comme des gravures démode. Il n'y avait
entre eux qu'une similitude, c'était la fin de leur
conversation : ils demandaient tous quelques bil-
lets de mille francs pour s'établir.
M. le comte se trouvait fort embarrassé ; quel-
ques uns de ses bons fils avaient été clercs d'a-
voués, de notaires ou d'huissiers en province ;
ceux-là étaient les plus insupportables; ils avaient
étudié la loi, ils connaissaient le Code, ils mena-
çaient de faire valoir leurs droits à la pension ali-
mentaire. Le pauvre soldat-boulanger était ahuri,
abruti, il ne savait que répondre. Ce qui lui avait
paru une bonne plaisanterie lui apparaissait sous
son vrai jour, c'est-à-dire la chose la plus grave
qui se puisse imaginer. Il avait voulu jouer avec
la loi, qui ne rit jamais; elle l'étreignait dans ses
serres et lui meurtrissait sa vie.
Enfin, voilà comment, à bout de ressources,
ayant de la paternité nar-dessus la tête, il alla
— 112 —
consulter un homme de loi , qui lui conseilla de
faire à M. Hébard une donation entre vifs qui seule
pouvait lui rendre le repos. Le conseil était bon ,
il le suivit.
Et voilà pourquoi il se dit chaque jour : « De-
/nain j'irai chercher un emploi», et comment, de-
puis dix-huit-ans, il demeure avec son vieil ami.
« Monsieur,
» Tout se vend à Paris, excepté les rognures
» de soie et les vieux rubans, car on n'a pas en-
» core su en tirer parti. »
» Telle est la phrase que je trouve imprimée
dans le journal le Siècle , au milieu d'un article
signé de voire nom.
» On ne peut pas tout savoir. Rien que dans
celte phrase, il y a trois grosses erreurs. Permet-
tez-moi de vous les noter:
» 1° Si par rognures vous entendez les mor-
ceaux de coupons de soie , ou gardannes , vous
ne vous êtes pas inquiété d'une branche fort
lucrative de l'industrie parisienne.
» Ces rognures sont défilées, peignées, mises
en bottes et revendues à des fabricants qui en font
de très magnifiques étoffes. Cela se vend encore
pour rassortiment aux femmes qui ont besoin de
— 113 —
raccommoder des robes neuves auxquelles il est
arrivé des accidents.
» ^° Si au contraire vous entendez par rognu
resles morceaux qui restent aux couturières ei
tâilleuses de robes, après qu'elles ont fait leur
office, vous vous4rompez encore. Ces morceaux,
qui sont grands comme les deux mains, se vendent
en balles dans les provinces; ils servent aux ména-
gères de petites villes à faire de ces couvre-pieds
multicolores qui font la joie des femmes de la cam-
pagne et charment les ennuis des longs jours de la
fie des champs. Vous n'êtes pas sans en avoir
rencontré dans vos voyages : c'est fort laid, cela
attire l'œil, chatoie, éblouit et finit toujours par
agacer les nerfs. Mais on aime cela en province,
on le trouve de bon goût. Et des goûts et des cou-
leurs, vous le savez, on ne peut discuter.
» 3*^ Enfin, si vous entendez par rognures ces
petits morceaux, ces bandes, ces liserés que l'on
détache d'une robe lorsqu'elle est trop large ou
trop longue, ou lorsqu'on ne peut pas assembler
deux lès, cela se vend, cela se livre; cela rentre
dans ma partie.
» Je vais donc avoir l'honneur de vous expli-
quer mon industrie, qui en vaut bien une auire.
C'est moi qui ai eu l'honneur d'inventer les éi. .t-
8
— 114 —
dons de soie , et je vis de mon métier depuis plus
de quarante ans.
» Je n'ai jamais eu, comme beaucoup de vos
industriels, le bonheur d'avoir ma matière pre-
mière pour rien. On me l'a toujours vendue, et
je l'ai toujours payée comptant. Et cependant,
avant moi, on jetait à la borne tous ces rogatons.
Mais les femmes sont plus curieuses, plus inté-
ressées que ne le sont les hommes. Dès qu'elles
voient qu'une d'entre elles s'occupe spécialement
d'une chose , elles veulent savoir pourquoi ; et, si
elles aperçoivent le moindre commerce, elles pré-
fèrent brûler ce qui peut leur servir que de le
donner pour rien. C'est là un trait caractéristique
de notre sexe. Enfin tant il est que j'ai su faire
quelque chose de ce qui ne servait à rien. Aujour-
d'hui j'occupe une douzaine d'ouvrières, toutes
bossues, perdues, contrefaites. Je préfère celles-
là : elles sont moins distraites, elles ne sont tour-
mentées ni par l'envie d'aller au bal ni par l'heure
des rendez-vous. Je suis certaine au moins qu'à
huit heures du soir il ne se trouvera pas tout un
bataillon de godelureaux en faction devant ma
porte. Mes employées sont toutes sages, rangées,
exactes : elles sont assez laides pour cela.
» Leur travail est d'ailleurs facile , monotone ,
— H5 —
mais peu fatigant. Un enfant de quatre ans le
pourrait faire aussi bien que la meilleure ouvrière.
Il ne consiste qu'à faire de la charpie avec des
rubans, à défiler des rognures de soie. Tous ces
fils, réunis, enfermés dans une enveloppe de soie,
font des édredons doux, légers et chauds. Ils se
vendent surtout au Temple, où quelquefois les
marchandes les mêlent avec de Tédredon vérita-
ble pour les acheteurs inexpérimentés.
» J'ai Thonneur, etc.
» Veuve Baron. »
« P. S. Si vous avez un moment à perdre, ve-
nez visiter ma maison ; je me ferai un véritable
plaisir de vous montrer mes produits. »
Je n'eus garde de manquer une si bonne occa-
sion. J'allai voir M™® veuve Baron. C'est une
aimable vieille de soixante ans qui apris son parti;
elle rit de son âge et plaisante fort agréablement
de ses lunettes à branches d'argent. Elle n'a
qu'un regret, c'est d'avoir été veuve trop lard,
alors qu'il n'y avait plus moyen de profiter des
bénéfices de son veuvage.
Son mari était marchand d'habits; il avait
un bon établissement à la rotonde du Temple,
mais, comme le Sganareile du Médecin malgré
lui\ il mangeait une partie de ee qu'il gajjnait et
— 116 —
buvait toutes les autres. Il lui laissait trois en-
fants sur les bras, sans avoir même l'attention de
lui dire de les poser à terre. Mais le côté par le-
quel il ressemblait le plus au personnage de Mo-
lière était le côté de la brutalité. Chaque fois
qu'il rentrait avec son jeune homme (un ipeu gris),
il n'écoulait rien, il ne voulait rien entendre; si
sa femme le querellait, il la battait; si elle ne
disait mot, cela lo taquinait, il s'écriait : «Je
suis un gueux, un scélérat, un infâme coquin ! J'ai
encore écrasé un grain aujourd'hui. Tu le vois
bien. (Elle se taisait.) Mais parleras-tu? Ah!
elle a juré de me faire mourir!» El, prenant son
bâton, il la battait jusqu'à ce que tout le quartier,
attiré par les cris de la malheureuse, vînt la lui
arracher des mains. Si les enfants criaient, s'ils
avaient faim et froid, cet aimable époux prenait
sa hête à deux fins (c'est ainsi qu'il nommait sa
canne, parcequ'elle lui servait à faire taire et à
faire crier sa femme) , et il lui administrait une
correction. De façon que, n'importe comment,
qu'elle fût gaie ou triste, bien portante ou malade,
^jme Baron savait en se réveillant le matin ce qui
l'altendait le soir, car son mari n'aimait pas à
changer ses habitudes : il s'enivrait tous les jours,
et par conséquent il battait sa femme tous les soirs.
— 417 —
Enfin cet homme charmant fut appelé à rendre
îes comptes au tribunal suprême. Un soir qu'il
avait rencontré des amis, il fêta tant, tant, tant et
si bien cette heureuse rencontre, qu'il ne reconnut
plus sa maison ; il entra dans la première allée qui
se présenta, il prit l'escalier de la cave pour celui
des étages supérieurs, il dégringola trente mar-
ches sur k tête. Le dieu qui, dit-on, protège les
ivrognes, se trouvait sans doute occupé aiileurs en
ce moment-là , il ne put venir au secours d'un de
ses plus fervents adorateurs : il en fut que , lors-
qu'on arriva au bruit, on ne trouva plus que feu
Baron. L'âme , qui devait avoir un petit peu des
défauts du corps, folâtrait sans doute parmi les
tonneaux.
]yjme Baron était veuve avec trois petites filles ;
l'aînée avait dix ans à peine. Aussitôt les créan-
ciers, les huissiers, envahirent son domicile; ils
arrivaient tous munis de grimoires incroyables. La
pauvre veuve n'y comprit rien, comme de juste;
mais toujours est-il que, six semaines après la
mort de l'aimable Baron, elle se trouvait sans un
sou, ruinée, dépouillée, n'ayant que les yeux pour
pleurer et les bras pour vivre ; encore ces bras
étaient-ils occupés à porter son dernier né, enfant
encore à la mamelle. EUle avait vingt-huit ans,
— 118 —
mais elle avait tant souffert qu'on lui en eût donné
quarante à première vue.
Cependant il fallait vivre et faire vivre ces mal-
heureuses petites créatures qui s'accrochaient à sa
jupe de deuil. Une femme du monde qu'un mal-
heur aussi complet aurait atteinte eût sans doute
réuni ses dernières hardes , fait un paquet du tout
pour emprunter le plus possible au mont-de-piété ,
puis, après avoir vécu quelques jours en se rassa-
siant de sa douleur, elle eût embrassé ses en-
fants, fait sa prière et allumé le réchaud. Mais
M"* Baron n'était pas de ces femmes-là, elle
avait été mieux trempée ; elle sortait de cette vi-
goureuse race du peuple qui ne connaît pas le
désespoir, qui renfonce ses larmes de peur de fa-
tiguer ses yeux pour le travail. Elle était d'un ca-
ractère actif, vaillant, entreprenant, ne sachant
pas ce que pouvait être un labeur trop dur. Elle
prit le sac, la médaille de son mari, et se mit à
courir les rues en criant : «Vieux chapeaux, chif-
fons à vendre ! » — Pendant ses longues et pé-
nibles courses, sa fille aînée soignait ses deux
sœurs. Elle fit ce dur métier deux ans durant.
Comme toutes les grandes découvertes, elle vf
dut la sienne qu'au hasard.
Un jour elle avait laissé quelques rubans aux
— H9 —
enfants pour jouer à la poupée pendant son ab-
sence. Les petites s'étaient amusées à défiler tous
ces chiffons, à en faire un tas. En revenant au
domicile, M™^ Baron vit ces dégâts; elle les prit;
en voyant la légèreté de la soie, une idée lui jaillit
soudain, et les faux édredons furent trouvés. Elle
continua son commerce de vieux chapeaux, en
recommandant à sa fille aînée d'exercer ses petites
sœurs à défiler des rubans et de conserver pré-
cieusement les soies. Ce travail amusait beau-
coup les enfants. Ils faisaient merveille et ga-
gnaient leur vie en faisant joujou. Lorsqu'elle put
en réunir assez pour faire un édredon , elle le
porta au Temple. La chose y fut très goûtée. Elle
s'entendit alors avec toutes les marchandes à la
toilette de cette nécropole de la mode , et elle
organisa son atelier.
L'atelier de M™® Baron a véritablement toutes
les apparences d'un établissement orthopédique ■;
elle n'avait rien exagéré dans sa lettre. C'est vrai-
ment pitié de voir toutes ces pauvres estropiées
tournant des mécaniques à peigner, dévidant,
filant. Ce spectacle n-ous rappelait la compagnie
des borgnes, boiteux, bancroches, lovée par sir
John Falstaff avec l'argent du roi H:»nri. Mais
cet intérieur respire la paix, le calme et\'aisance.
— 120 —
M"><> Baron, bonne grosse mère, trône ma-
jestueusement sur son fauteil de cuir, au milieu
de son infirmerie ; elle encourage les unes, aide
les autres , donne des conseils, taille, coupe, ro-
gne, chante et parle tout à la fois. Elle explique
les machines faites par son beau-fils le mécani-
cien avec une lucidité parfaite.
« Donnez de la publicité à mon affaire. Mon-
sieur, nous disait*elle, donnez-lui en beaucoup ;
cela peut rendre service à quelque pauvre femme,
la sauver du désespoir et l'aider à élever ses en-
fants.
— Mais vous allez vous créer des concurrentes.
— ^Tant mieux! quand il y en a pour un, il y
en a pour deux ; pins il y aura de gens qui vi-
vront, plus le bon Dieu sera content, puisqu'il
nous envoie ici pour faire le plus de bien^que
nous pouvons. »
Un grand penseur, un poète, a dit : a Les
meilleurs cœurs sont ceux qui ont le plus souf-
fert. »
M"« Baron nous prouve que ce grand poète
est un grand observateur. Elle se console de ses
douleurs passées en obligeant tout le monde, en
attirant autour d'elle toutes les pauvres ouvrières
déshéritées que leur laideur fait repousser des
- 121 -
autres ateliers , où Ton veut plaire à la pratique.^
Elle souffre leurs caprices, leur mauvaise humeur,
Taigreur de leur caractère, sans cesse irrité par
les quolibets de la foule ignorante et cruelle, et
elle a encore de douces paroles pour les consoler,
les encourager, les aider à la patience. Si ce n'est
pas là de la grande et vraie charité, ma foi, noua
ne nous y connaissons plus.
Avez-Yous rencontré dans vos promenades aux
boulevards extérieurs, — si toutefois vous vous
promenez aux boulevards extérieurs, — un homme
grand, robuste, coiffé d'un chapeau de feutre à
larges bords, vêtu d'une blouse recouverte d'une
limousine? II mène devant lui quatre ou cinq
chèvres paître dans les terrains vagues des envi-
rons de Paris. Cet homme se nomme Jacques Si-
mon; il est originaire de Bourganeuf. Il habite
un cinquième étage dans une des plus noires mai-
, sons de la rue d'Ecosse, derrière le collège de
) France ; il y exerce la profession de berger en
i chambre.
Lorsque Jacques Simon vint à Paris, il avait
seize ans. Il servaitlesmaçon$;maissa santé chan-
celante ne lui permit point de travailler de son
état / il devint quelque chose comme garçon de
— 122 —
bureau chez une espèce de financier qui faisait de
la littérature et des prophéties. Il était chargé
d'attendre, de recevoir les clients , et de les faire
patienter. Que peut faire un garçon de bureau en
son bureau, à moins qu'il ne lise? M. Simon lut,
il lut beaucoup; mais il lisait Florian, Ducray-
Duminil, et tous les naïfs romanciers de la fin du
dernier siècle. Il ne rêva plus que petits moutons
plus blancs que la neige et bergers céladons. Il se
promenait avec une houlette enrubannée de cou-
leurs roses, et, dans sesjours de carnaval, il s'ha-
billait en personnage de Watteau. Il croyait que
tout ce qu'il lisait était arrwé. Il se maria avec
ses illusions. Sur ces entrefaites, il fit à peu
près comme tout le monde, il prit la première
femme qu'il crut aimer. Sa femme était féconde,
trop féconde, car, à sa première couche, deux
enfants virent le jour.
Simon avait des économies. Il lisait La Calpre-
nède. Mais les choses allèrent de mieux en
mieux. M™* Simon eut l'année suivante une
autre couche heureuse; elle mit au monde trois
beaux garçons. Les journaux annoncèrent que la
mère et les enfants se portaient bien ; l'assistance
publique s'en inquiéta , elle envoya deux chèvres
à la pauvre mère pour Taider à noHrrir son inte-
rdisante famille. Huit iour? iprès» la nauvre femme
— 123 —
était morte; et les pauvres petits, malgré tous les
soins des voisins, suivirent leur mère quelques
jours après. Croyez donc les journaux, après cela!
Le coup fut terrible au cœur du pauvre Jacques
Simon : il conserva la chambre de sa femme telle
que celle-ci l'avait laissée; il loua un grenier
pour ses chèvres, et dès ce jour il se crut Né-
morin.
L'étable au cinquième étage de Jacques Simon
est une des choses les plus incroyables de Paris ;
elle est emménagée comme une ferme du Limou-
sin. Le pauvre homme y passe ses nuits couché,
près de ses chèvres, sur leur litière ; il vit avec
elles et pour ainsi dire pour elles. Son troupeau
augmente chaque saison ; il ne vend ses chevreaux
qu'en pleurant le sort qui leur est réservé. Mais,
pour nourrir ses deux premiers enfants, il doit
travailler. Les dames du quartier, qui connaissent
celte grande infortune, la protègent : elles lui
achètent son lait, et elles aident ainsi ce pauvre
fou. Sa folie est si douce, si paisible, si triste, si
résignée, qu'on ne le quitte jamais sans se sentir
les paupières humides.
Jacques Simon est une des originalités pari-
siennes, et c'en est une des plus intéressantes,
car c'est certainement la plus infortunée.
— 124 -
Depuis que nous avons parlé des Anges gar-
diens, ces messieurs se sont piqués d'honneur;
ils ont fait faire un grand progrès à leur profession.
Nous sommes heureux de savoir que c'est à notre
publicité que ce progrès est dû. Ils ont établi de
petites voitures à bras, espèce de civières à roues,
où les ivrognes sont couchés tout à fait à leur aise.
Il peuvent ainsi regagner leur domicile sans acci-
dents et sans encombre.
Nous profitons de cette occasion pour remercier
MM. Chérot, Couëlsse, Roche, Leprévost, anges
gardiens de la barrière du Montparnasse, de la
lettre toute gracieuse qu'ils nous ont écrite pour
nous féliciler d'avoir rendu justice à leur profes-
sion si éminemment philanthropique.
i25
vni.
kadr.ique de café a dects sous la tasse. — makcfac-
ture de pipes culottées.— le devineur de rébus.
— l'éleveuse de fourmis. — l'exterminateur DB
chats. — le fabricant db crêtes de coq. — le
pêcheur de buissons. — LA LOUEUSE DE SANGSUES.—
— LES SOURIS BLANCHES ET LES RATS BLANCS.
Voulez-vous faire fortune? Oui, n'est-ce pas?
Eh bien i ayez une spécialité , soyez spécialiste.
M. Demerville est spécialiste. En 1846 , il sor-
tait de l'armée , où il avait été sous-officier in-
structeur de cavalerie. Il rentrait dans Paris comme
Gil Blas , léger d'argent et plein d'espérance , re-
gardant de quel côté venait le vent, voulant tra-
vailler, mais ne sachant que faire. Tandis qu'il
s'orientait , ses économies s'épuisaient et les arai-
gnées allaient tisser leur fil au fond de sa cassette,
lorsque l'idée lui vint de s'établir cafetier. Il
n'avait plus que cinq cents francs.
Il loua dans la rue des Anglais , près de la place
Maubert, une boutique de 200 fr. par an, qu'il
meubla de quelques planches recouvertes de zinc,
en forme de comptoir, d'un petit poêle de fonte,
— 126 —
d'un brûloir, d'un moulin, d'une vingtaine de
lasses, d'autanl de cuillers, et le matériel fut
complet. Là, en tacticien habile, il livra, moyen-
nant deux sous k tasse , un café excellent. Les
amateurs firent queue à la porte de son établisse-
ment. Aujourd'hui M. Demerville est proprié-
taire; il demeure chez lui, rue Ménilmontant ; il
a des succursales dans tous les quartiers de Paris,
il en établit à toutes les barrières , mais tout se
fabrique à la rue Ménilmontant , d'où chaque jour
il part 3,000 litres de café qui sont distribués dans
toutes les annexes. C'est une chose très curieuse
à voir que cet office central. Les chaudières , les
filtres et les récipients tiennent tout un corps de
bâtiment. On cacherait facilement trois grenadiers
dans une seule de ces cafetières. Les ustensiles
qui servent à transporter le café de la fabrique aux
succursales sont grands comme des tonneaux de
cognac. La cheminée de l'établissement joute avec
les obélisques de briques des fabriques d'alentour.
C'est une activité, un va-et-vient effrayant. Quant
au débit, figurez-vous une boutique de douze mè-
tres de long , partagée en deux par une immense
table; d'un côté sont les servants, de l'autre les
consommateurs. Les tasses sont rangées en bataille
sur le marbre de la table ; dans chacune est placé
— 127 —
un morceau de sucre blanc, pesant 15 grammes.
La pratique n'a qu'à commander pour être servie
à l'instant même. Le dimanche, lorsque le temps
est beau , il se vend quelque chose comme 5 à
6,000 tasses. Les Auvergnats, entre autres, sont
d'excellentes pratiques : ils y vont ordinairement
par troupes , et ils n'en sortent qu'après que
chacun a payé sa tournée , de façon que chacun
absorbe jusqu'à 10 et 15 demi-tasses. Il faut des
estomacs d'Auvergne pour résister à de pareilles
libations.
M. Demerville est un homme essentiellement
probe. Il fonde des établissements propres et con-
venables , en confie la gérance à ses ouvriers et
leur donne une part énorme dans le bénéfice, puis-
qu'il ne leur compte le litre de café que dix-huit
centimes , mais il garde l'établissement à son nom,
pour, en cas de sophistication , pouvoir en dis-
poser à son gré.
Nous ne quitterons par les bords du canal sans
signaler la manufacture de pipes culottées. Ce
sont deux commerçants, presque des érudits, qui,
par une invention très ingénieuse , pourraient
fournir en quelques heures des pipes culottées à
toute l'armée d'Orient. Encore des spécialistes.
- 128 —
Le culottage des pipes en grand vient de donner
le coup de mort à toute une classe de petits in-
dustriels, les culotteurs de pipes en détail. En
vous promenant le long des quais , vous rencon-
triez une légion de bohémiens se prélassant gra-
vement au soleil en aspirant la fumée de leur pipe.
Vous vous demandiez alors comment tous ces laz-
zarones de Paris , sales , déguenillés , pouvaient
passer leur temps à fumer, sans rien faire. C'est
que leur occupation consistait précisément à fu-
mer. Ils recevaient d'un entrepreneur, en échange
d'une pipe bien culottée, noircie sans suif, sans
matière étrangère et sans procédé , vingt centimes
de tabac , une pipe neuve et vingt centimes en
monnaie. Ils pouvaient exécuter ainsi deux de
ces chefs-d'œuvre par jour. Produit net, 40 cen-
times, qu'ils employaient ainsi :
Un arlequin (viande mêlée de légumes
et autres ingrédients) . . , . . 10 c.
Un canon de quelque chose de violet ,
ayant nom vin 10
Pain ou pommes de terre en chemise ,
une livre 10
Coucher dans un garni au dorloîf , sur
Védredon de trois pieds (c'est ainsi
qu'on nomme la paille) • . . . 10 c.
On ne neut pas réduire la Yie matérielle a de
— 129 —
plus minimes proportions. Eh bien ! aujourd'hui ,
'/est un métier mort : Tinduslrie l'a tué. On fumera
dans des pipes culottées par un procédé chimique,
ioquel consiste à les tremper dans une décoction
ie tabac après les avoir légèrement fait chauffer.
Les pipes de ce genre sont aussi parfumées
que les anciennes, et remportent en élégance, en
régularité, en propreté surtout. Cette étrange ma-
nufacture occupe dix ouvriers gagnant cinq francs
et vingt ouvrières payées à raison de trois francs.
Elle expédie chaque jour cinq à six caisses de
mille pipes en province , et Paris en garde autant
pour lui seul.
Mais voici venir un spécialiste bien autrement
curieux. Nous voulons parler de celui qui gagne
sa vie à deviner les rébus , les charades et les lo-
gogriphes que certains journaux proposent à Tin-
.',ellect de leurs abonnés. Dans les quartiers de
Paris habités par les petits rentiers, il y a des
cafés, des estaminets et des pensions bourgeoises
où , quand ces problèmes ont paru dans la feuille
du matin, il règne une agitation extraordinaire,
(chacun croit avoir deviné.
On pérore , on crie , on parie , on s'échautfe , on
dispute même, et Ton finit par en appeler aux lu-
mières du maître de l'établissement. Qu'cm juge
— 130 —
de son embarras s'il ne peut trancher la difficulté
par une explication positive. Heureusement noire
industriel, qui connaît son Paris, qui a remarqué
ce goût effréné du petit rentier pour le rébus , a
imaginé d'en vivre. 11 s "est donc conslituéTOEdipe
universel. Les jours de rébus, il fait sa tournée de
grand matin, il visite tous les endroits de ce genre,
donne secrètement , par écrit, au maître de la
maison, l'explication qui doit mettre tous les ha-
bitués d'accord, et reçoit cinq sous pour prix de
cette pacifique mission. Sa clientèle , qui prit
naissance au Marais, a gagné peu à peu les quar-
tiers circonvoisins. Maintenant il est obligé d'em-
ployer un homme pour distribuer ses explications.
Il se fait ainsi une cinquantaine de francs par
rébus. Or il y en a trois par semaine, ce qui lui
procure une somme de six cents francs par mois.
Le talent divinatoire de ce spécialiste eût été
fort utile, il y a quelques années, aux voisins
d'une maison de la rue Bichat. Tous ces voisins
étaient littéralement dévorés , ils ne cessaient de
se gratter, ils en perdaient l'épiderme et le derme :
la lèpre semblait s'être abattue dans le quartier.
Une enquête eût lieu, et l'on découvrit enfin que
'adile maison était occupée entièrement l'ir
M'*® Rose , élcveusc dr fourmis.
— \?A —
M^^^ Kose est une femme de quaranle-deux
ans; elle a l'aspect terrible ; sa figure et ses mains
sont tannées comme si elles avaient été préparées
par un habile ouvrier en peau de chagrin ; elle
porte des brassards, elle est vêtue de buffle,
comme les archers de la ballade, et, malgré cette
armure , elle est rongée elle-même par ses élèves,
les ingrats! Mais elle est arrivée à un tel état
d'insensibilité , son cuir est tellement durci , ra-
corni , qu'elle a son lit au milieu de ses sacs de
marchandise , et que leur morsure n'a plus aucun
effet sur elle. Aussi, lorsque la police visita son
établissement, elle parut très étonnée et dit :
« Comment peut-on se plaindre de ces petites
bêtes! Voyez, je vis au milieu d'elles, et je ne
m'en sens pas plus mal. Il faut que l'on m'eû
veuille. Le monde est si méchant! «
Elle fut néanmoins obligée de transporter son
étrange pensionnat dans une maison parfaitement
isolée, située hors barrière.
M^^^ Piose entretient des correspondants dans les
départements où il y a de grandes forêts; elle donne
à chacun de ses employés 2 francs par jour. Elle
en a jusqu'en Alsace, et ne reçoit jamais moins,
par jour, de dix sacs, grands comme des sacs à
farine.
— 132 —
Nous avons causé avec M^^ Rose. Elle est
fière de son industrie.
«Je suis, dit-elle, la seule personne qui l'exerce
convenablement, car je suis la seule qui ait étu-
dié les mœurs et les habitudes des fourmis. Je
sais les faire pondre à volonté, leur faire produire
dix fois plus qu'elles ne produisent dans l'état de
nature. Pour cela, je les place dans une chambre
où j'entretiens continuellement un poêle de fonte
chauffé à rouge, et je les laisse faire leur nid où
elles veulent. Il ne faut pas les contrarier. Elles
demandent beaucoup de soins. Plus vous les
comblez de procédés, plus elles vous rapportent.
— Mais que diable faites-vous de tous les
œufs que vous récoltez avec tant de soin?
— Je les vends aux pharmaciens; j'en fournis
le jardin des Plantes et en général la plupart des
faisanderies des environs de Paris. Les jeunes
faisans sont très friands de cette nourriture.
— Et que gagnez-vous à cela?
— Dame! monsieur, à présent encore, je ne
donnerais pas mes journées pour trente francs,
bénéfice net. Mais ce commerce est bien tombé !
Du temps des nobles , quand feu ma mère , à qui
j'ai succédé, l'exerçait, c'était un bien meilleur
mélier. Mais que voulez-vous gagner avec les
— 138 —
bourgeois d'à présent? Est-ce que ça sait faire la
différence entre le faisan et le coq de basse-cour?
Ah! ne me parlez pas des révolutions ! »
Le père Malagatos est tout le contraire de
M^i" Rose : c'est un véritable docteur Pangloss,
pour lequel tout est pour le mieux dans le meil-
leur des mondes possibles. Il est gai, bon vivant,
insoucieux et rieur. C'est un Pyrénéen, venu à
Paris par curiosité, et qui a pris la grande ville en
amour. Mais à Paris, comme partout, il faut tra-
vailler pour vivre. Le père Matagatos, qui aime
la vie libre, les longues flâneries et les clairs de
lune, s'est fait chiffonnier, mais uniquement pour
se donner une position sociale et pour avoir le
droit de porter une hotte : il dédaigne le chiffon.
Sa véritable industrie consiste à exterminer les
chats , comme le dit son surnom, qui est composé
de deux mots catalans. V^ous l'avez certainement
rencontré, pour peu qu'il vous soit arrivé de flâ-
ner la nuit dans les rues de Paris. C'est un homme
grand, fort, à la barbe noire et touffue, aux che-
veux coupés à la malcontent, qui chantonne tou-
jours et porte fièrement son crochet. 11 est con-
stamment suivi de deux petits terriers anglais
de la plus belle espèce. Ce sont ses approvision-
neurs. Ils ont été instruits à happer tous les chats
— i3A —
noctambules qui se trouvent sur leur passage. Ja-
mais Ralph ne rapporte sa proie vivante. Sobrono
est plus généreux : il n'ensanglante pas sa victoire;
il rapporte à son maître l'animal vaincu, et c'est
Ralph quirachève sans pitié.
« Le chat a cela de particulier, dit le père Ma-
tagos, que tout en est bon. La peau se vend aux
fourreurs, qui en font de la martre zibeline, four-
rure très à la mode en ce temps de manchonoma-
nie, où depuis la grande dame jusqu'à la grisettc,
tout le monde veut avoir un manchon. Il n'a de
concurrent sérieux sur l'article fourrure que le
lapin blanc, qui depuis quelques années a été
baptisé du nom d'hermine. Quant à la chair, j'en
ai le placement ; je connais les bons endroits.
Mais il faut des précautions : les vaudevillistes
ont rendu le peuple des barrières excessivemeni
méfiant à l'endroit de la gibelotte. Il en est arrivé
à ce point de scepticisme, qu'il lui faut toujours
voir les tètes pour en prendre sa portion de six
sous.
— Cette exigence doit porter une grave atteinte
à votre marchandise, car rien ne ressemble moins
à une tête de lapin qu'une tête de chat.
— C'était là un inconvénient, je n'en discon-
viens pas, mais on a su y remédier. Ah' il vous faut
— 135 —
des létespourmanger des lapins qui voussontlivrés
cuits et gibelottes aux prix de 2 francs 50 c,
et que, moi, je vends 20 sous ? Eh bien ! mes en-
fants, vous en aurez, des têtes, et plus que vous
n'en voudrez. J'ai donc entrepris le commerce des
peaux de lapina domicile, jeme suis entendu avec
toutes les cuisinières du rayon dans lequel j'exerce
ostensiblement mon métier de chiffonnier, je leur
prends toutes leurs peaux, à une seule condition,
c'est qu'elle me livreront la tête avec la dépouille.
Vous comprenez l'usage que j'en fais. Chaque
livraison de cliat est accompagnée d'une tête do
lapin. De là la parfaite confiance que les pratiques
de certains gargotiers composant ma clientèle
accordent aux gibelottes dontonies régale. Quede
gens mangent ainsi de ma chasse sans s'en douter!
Ce n'est pas ma faute : j'étais né chasseur. Dans
mon pays je poursuivais l'ours et l'isard. A Paris
il n'y a pas de tout ça. Je chasse à ma manière,
ici Ralph, ici Sobrono , mes bons amis ! vous faites
vivre votre maître, vous lui rapportez une quin-
zaine de francs chaque matin. Mais tenez, puis-
que vous vous intéressez à ces choses-là, je vais
vous présenter \m de mes amis; venez jusqu'à la
cité Saint-Maur, vous verrez son établissement.»
L'ami de l'exterminateur de 'a rare féline , le
— 136 —
père Lecoq , est un spécialiste qui n'a pas craint
de se faire le rival de la nature. Il fabrique tout
bonnement des crêtes de coq I Encore est-ce par
modestie qu'il se dit rival de la nature; c'est tout
simplement pour ne pas humiliercette bonne mère,
car elle est loin de travailler aussi proprement que
lui. Ses œuvres, àelle, sontpleines d'incorrections,
tandis que le père Lecoq fait de l'art, « et l'art,
dit-il, c'est la nature perfectionnée par le génie de
l'homme. La nature fait du marbre, l'homme fait
la statue ; la nature produit une femme, l'homme
produit la Vénus de Milo, l'idéai, ce qui n'exis-
tera jamais. Visitez toutes les basses-cours de
l'Anjou et du Maine ; regardez tous les coqs, exa-
minez leurs crêtes : pas une ne ressemble aux au-
tres ; elles sont toutes plus ou moins entachées de
défauts impardonnables, qui feraient rire au nez
de l'artiste qui les copierait. Voyez les miennes,
au contraire : si les coqs pouvaient les admirer,
ils mourraient tous de chagrins de n'en avoir pas
d'aussi belles. Voyez comme c'est dentelé, taillé
coupé, proportionné, parfait! »
Le père Lecoq (il a adopté ce sobriquet) ha-
bite une maison qui semble faite à souhait pour
son industrie. Après l'avoir visitée , on ne sait
lequel est le plus original, de l'homme ou du
— 137 —
domicile. C'est une de ces grandes villes en
abrégé qu'on rencontre dans les quartiers indus-
trieux, et qu'on Domme cours. Il y en a une quin-
zaine de semblables dans le faubourg du Temple
Ces cours renferment toute une population. On
dirait d'une ruche humaine. Celle qu'a choisie le
père Lecoq est une des plus curieuses. Le pro-
priétaire, qui est un grand fabricant, y a établi
une machine à vapeur pour son usine ; mais, vou-
lant y attirer de petits fabricants, il a fait traver-
ser tous ses rez-de-chaussées, c'est-à-dire une
longueur de cent et quelques mètres , par l'arbre
de sa machine, de sorte qu'il loue à chacun de ces
locataires , avec le logement , une courroie à la-
quelle ils peuvent adapter une machine. M. Le-
coq a donc une courroie à sa disposition. Il nous
en a détaillé tout le mécanisme.
(( J'avais trente ans, nous dit-il ; je revenais
de mes voyages dans les Cordillières, j'avais visité
et parcouru le Japon, j'avais mangé à peu près
tout ce que les hommes peuvent manger. Lorsque
j'arrivai en France, je fus humilié de la pauvreté
de la cuisine de mon pays auprès de celle des con-
trées que nous traitons orgueiUeusement de bar-
bares. En effet, sauf nos rares gibiers et les huit
ou dix espèces d'animaux domestiques, nous voilà
— 138 -
réduits à nos fades poissons de rivière, à notre
piètre marée, aux œufs et aux légumes , comme
des nonnettcs. Qu'est-ce que nos tables les plus
somptueuses auprès d'un repas chinois, japonais
ou indien, où vous voyez figurer toute Téchelie
zoûlogique, depuis les pattes d'éléphants jusqu'aux
œufs d'oiseaux-mouches, depuis les grillades de
baleine jusqu'à la friture de goujon et les beignets
des pisqueltes? Pouvons-nous seulement compa-
rer notre art culinaire à celui des Romains, où il
fallait dix mille poulets pour faire un vol-au-vent
convenable dans un dîner de cinquante patriciens ?
On ne se servait que des crêtes; on engraissait les
esclaves avec le reste, en attendant qu'on les en-
voyât à leur tour engraisser les muraines. Api-
cius, Lucullus, à la bonne heure î voilà des hom-
mes qui savaient manger! il fallait à leur appélit
fatigué des ragoûts de cervelles de paon , et d'é-
normes pàiés de haricots de coq.
» Je résolus donc de rendre à mes concitoyens
toutes ces choses dont la description nous paraît
aujourd'hui fantastique. Je me mis à penser. Une
demi-heure après, je pouvais, moi aussi , m'é-
criercomme Archimède : Eurêka (j'ai trouvé).
)) Je fis faire ma machine, je dessinai mes em-
porte-pièce, et deux jours après j'étais établi où
— 130 —
vous me voyez. li y a Ircnte-nouf ansdecela. V.n.
fortune est faite; je n'ai plus rien à désirer. Je
pourrais, comme les autres, vivre grassement de
mesrevenus, me faire servir des repas comme j'en
ai tant fait faire aux autres dansma vie. Maisnon,
j'ai consacré mon existence au bonheur de mes
concitoyens, je poursuivrai jusqu'au bout. »
Ainsi parla M. Lecoq. Or, voici comment il en-
tendlebonheurdeses concitoyens. Il a calculé que
chaque matin il n'entre dans Paris que vingt-cinq à
trente mille poulets. Dix mille au moins de ces
tristes victimes sont servies sur les tables bour-
geoises, et les quinze autres mille deviennent la
proie des restaurateurs, pâtissiers, rôtisseurs, etc.
Ces poulets n'offrent guère que douze mille crêtes
qui puissent servir aux ragoûts. Tous ceux qui
sont servis dans les repas de famille possèdent cet
ornement naturel, et cependant, commandez n'im-
porte où une coquille de crêtes de coq et un vol-
au-vent, on vous les fournira. Comment cela se
fait-il ! Même en supposant que tous les poulets
arrivant à Paris soient à Tinstant mrme décrétés^
cela ne suffirait pas encore à la consommation. Il
en est de même de ce qu'on nomme en termes
culinaires le haricot de coq.
C'est là le secret du père Lecoq, c'est là que
— i^O —
commence son rôle de bienfaiteur de rhumanilé.
Il a inventé la crête et le haricot de coq artifi-
ciels.
Il prend un palais de bœuf, de moutoi) ou de
veau, mais il préfère le bœuf. Après l'avoir blan-
chi à Teau bouillante, il le fait macérer pendant
quarante-huit heures , puis il détache la chair de
la voûte palatine, de façon à ne rien endommager.
Cette chair est ensuite portée sous un balancier ,
et, au moyen d'un emporte-pièce, il fait ses crêtes
de coq, plus parfaites en effet que celles delà na-
ture. Les connaisseurs se trompent eux-mêmes
aux produits de M, Lecoq ; et cependant il est un
moyen de les reconnaître : la crête de coq pour
de bon , celle de la maladroite nature, a des pa-
pilles sur les deux faces , tandis que celle deTart
n'en présente que d'un côté.
Cela se ven& 15 centimes la douzaine aux pâ-
tissiers, restaurateurs, revendeurs, etc., et 20 c.
aux cuisinières bourgeoises.
Pour ce qui est du haricot de coq , ce mets se
fabrique de la même façon, à l'emporte -pièce.
C'est le riz de veau et la cervelle de mouton qui
servent de matière première.
M. Lecoq est étonné qu'on ne lui ait pas en-
core élevé une statue , mais il se résigne au sort
— 141 —
des inventeurs de génie, qui ne sont véritablement
appréciés qu'après leur mort.
M. Deshaies est un spécialiste non moins re-
marquable que les précédents. Né à Paris, qu'il
n'a jamais quitté , il est charmeur de serpents,
comme un Birman , un Malais ou un nègre de
Mozambique. Quand on lui demande comment il
a acquis ce talent, il répond modestement : « Dans
les livres. »
Le père Deshaies a chez lui une collection com-
plète de tous les reptiles des forêts de France ;
il forme commerce d'amitié avec eux, il les ncrur-
rit, les soigne , les choie, les dorlotte ; il leur a fa-
briqué de petits nids bien chauds , bien commo-
des, afin de leur procurer toutes leurs aises. C'est
là son industrie. Il vend des anguilles de buis-
sons ^ comme on dit en langage populaire, à cer-
tains gargotiers qui en font d'excellentes matelot-
tes.
« Une fois écorchée , dit-il, l'anguille des buis-
sons vaut les meilleures anguilles de rivière.»
Le père Deshaies passe donc toute la belle sai-
son à courrir les bois comme un trapeur. Il a
d'ailleurs les mœurs et l'allure d'un personnage de
Cooper. Il ^i^ silencieusement, il ne parle jamais
qu'à voix basse, comme s'il avait peur de faire fuir
— 142 —
sa proie. Sa marche est légère, ses bras surtout
semblent toujours écarter les branches avec pré-
caution; son œil est fin, perçant et lumineux.
Tous ses sens sont excessivement développés : il
rendrait des points à Bas-de-Cuir lui-niôme pour
l'ouïe et Todorat; son instinct est prodigieux : il
devine le voisinage d'une couleuvre. Il n'est pas
jusqu'à son costume qui ne semble copié sur les
œuvres du romancier américain. Il porte de hau-
tes guêtres de cuir, une culotte de velours cou-
leur vert bouteille , une espèce de sarreau en peau
de bique , et sa petite tête de fouine est recouverte
d'un chapeau à larges bords. Il a toujours à sa
ceinture une serpe, qui est sa seule arme.
« Votre métier doit être bien fatigant? lui di-
sions-nous.
— Pas plus que la chasse, Monsieur, qui est
un plaisir pour beaucoup de gens. Quant à moi ,
je trouve de l'agrément à exercer ma profession ;
j'étais né pour cela ; c'est une âme d'Ogibévvas ,
égarée à Paris, qui s'est logée dans mon corps.
J'aime les bois, la solitude; je passe ma nuit aussi
commodément couché au pied d'un chêne , sur le
gazon, que dans le meilleur lit du monde.
— Et gagnez-vous beaucoup à cela?
— Il y a dans Paris cinii cents marcliands d'an-
— 143 —
guilles de rivière, qui vivent tous bien ou à peu
près. Je leur fais concurrence avec mes anguilles
de buissons. Je n'ai point à me plaindre de la Pro-
vidence : le serpent n'est jamais ce qui manque
ici-bas.
— C'est peu rassurant pour les gourmets.
— Eh! Monsieur, si vous ne voulez pas être
trompé , il faut vous résigner à vivre de côtelettes
de mouton. Deux de vos savants, MM. Payen et
Chevalier, ont publié de gros volumes sur la sophi-
stication des matières alimentaires, et ils n'ont
pas dit la moitié de ce qui existe.
Dans un de nos précédents articles, nous avons
parlé du fabricant de pain d'épice, qui, bien avant
les savants, avait inventé la glucose ou sucre de
pain, dont il se sert pour fabriquer sa marchan-
dise , sans que la betterave ou la canne aient rien
à y voir. Aujourd'hui, nous avons visité madame
Badeuil, qui, elle aussi, a devancé la science
d'une vingtaine d'années. Tandis que l'assistance
publique établit des bassins pour faire dégor'
ger les sangsues , tandis qu'on publie de tous cô-
tés des mémoires plus ou moins illisibles sur ce
sujet , madame liadeuil , une simple garde-ma-
— 14i —
lade, en a fait une industrie des plus productives.
Elle est loueuse de sangsues.
Madame Badeuil a le cœur sensible ; elle aime
les bêtes et les gens , elle est la providence des
chiens abandonnés et des personnes malades. Elle
ne peut pas voir souffrir un être animé. C'est pour
cela qu'elle a fait quelque chose pour les sangsues,
ces pauvres petites bêtes qui font tant de bien à
l'homme et qui en sont si mal récompensées !
« Monsieur, me dit-elle, si les sangsues font
du bien aux riches, elles ne peuvent pas faire du
mal au petit monde, à moins que les riches ne s'en
posent par luxe, pour s'amuser. Je me suis donc
dit qu'il fallait que tout le monde pût jouir de sang-
sues. Aussi, au lieu de jeter à la borne celles que
j'avais posées à mes malades, je les gardais en
cachette , je les soignais , je les faisais dégorger.
J'en possède beaucoup maintenant, et je les loue;
elles ne font de mal à personne, et voilà.
— Oui. Mais comment les faites-vous dégorger
pour qu'elles ne soient pas insalubres ?
— C'est mon secret. Mais je vais vous le dire
tout de même. Je prends une bonne poignée de
sol do cuisine, et je la leur jette sur le dos ; je les
laisse se débarbouiller un instant dedans ; elles se
d-^gonflcnt ; alors je les mets dans une cuvette qui
— Ko —
est percée d'un petit trou au fond, et que je recou-
vre d'un lamis; je place tout ça sous une fontaine,
et je laisse couler pendant une heure, jusqu'à ce
qu'elles ne jettent plus de sang ; mais voilà le vrai
moment ; je prends de la cendre de bois tiède, je
les roule dedans entre deux linges, jusqu'à ce
qu'elles ne tachent plus du tout, et je recommence
le bain à l'eau courante ; c'est fini, je suis certaine
qu'elles sont à jeun quand, une heure après, je
les remets dans leur bocal.
— Et vous vous en servez dès le lendemain?
— Oh ! que nenni ! il faut leur faire suivre un
traitement. Trois jours après , je prends un pain
de terre glaise, je le pétris bien, j'en fais une boule
creuse, et j'y enferme ces petites bêtes. J'y pra-
tique une quantité de petits trous, et j'enveloppe
le tout d'un linge mouillé pour que la terre ne dur-
cisse pas. Mes sangsues voient le jour, elles veu-
lent y courir, elles font des efforts, elles s'allongent
pour passer par les minces ouvertures, et elles
finissent ainsi par se dégorger complètement elles-
mêmes. Quand je les retrouve sur mon linge, elles
sont saines et vides comme si elles venaient de
naître. On peut les appliquer à n'importe qui sans
danger. Mais moi, comme je ne veux pas les fati-
guer, je les mets dans un bocal particulier ; j'in-
10
- 146 —
scris la date dessus, et chacune ne sert qu'à son
tour. II n'y a pas de passe-droit ici. Vous voyez :
j'en ai plus de deux mille. Il y en a qui sont ici
depuis plus de dix ans ; elles sont aussi bonnes
que le premier jour. Mes sangsues de rencontre en
valent de toutes neuves.
— Combien faites-vous payer la location?
— Presque rien : je ne demande que trente sous
pour quinze sangsues et la pose. Vous pensez bien
que je ne les confie à personne, ces pauvres petites
bêtes. Mes sangsues ne vont pas en ville sans leur
maîtresse.»
11 paraît que l'expérience a donné raison aux sa-
vants qui soutiennent que le dégorgement des
sangsues est praticable. Le conseil des hôpilaux a
fait abattre les magnifiques mûriers du jardin des
Miramionnes pour y faire construire des bassins.
Nous avons lu cinq ou six rapports faits sur ce su-
jet ; nous ne savons quel est le système qui est
adopté. En tout cas, nous recommandons celui de
madame Badeuil, qui nous semble bon et mérite
quelque considération, si toutefois un succès de
vingt-neuf années peut avoir quelque valeur aux
yeux des savants.
M. Patry est un bon vieillard qui vit tranquille,
— 147 —
fultivant, rue Mouffetard, un petit coin dejardin,
au fond de trois ou quatre cours. Là vous verrez
six grandes tonnes doublées de zinc et huit ou
dix boîtes grillées. Les unes servent de logement
aux rats blancs, les autres aux souris blanches.
Ces petites familles sont bien élevées, bien dres-
sées. Le père Palry vous vend les individus appri-
voisés, instruits, ou bien àTétatde nature, si vous
voulez vous donner le plaisir de faire leur éduca-
tion. Il ne s'en sépare qu'avec douleur; il vous
recommande d'en avoir bien soin ; il vous donne
des instructions sur la manière de les soigner, de
leur former le caractère, de développer leur intel-
ligence, et il ne les livre qu "a bon escient 11 pren-
drait presque des renseignements sur votre mora-
lité et vos moyens d'existence avant que de lâcher
un de ses élèves.
C'est que le père Palry est un homme d'ordre ;
il fut électeur bien avant Tabolitiou du cens. Il des-
cend d'une famille d'éleveurs ; ses ancêtres ont eu
l'honneur de fournir cies souris blanches à S. M.
Marie-Antoinette et à Mesdames, tantes du roi.
l'^ncore une victime des révolutions ! Aujourd'hui,
hélas ! les marchands de savon à détacher et les
savoyards qui chantent la Catarina composent la
majeure partie de sa clientèle.
— 148 —
La racii des deslructeors est fort nombreuse ri
Paris. Voyez les murailles, ce ne sont qu'affiches
menaçantes : Destruction des punaises. — Mon
aux rais. — Plus de fourmis. — Plus d'insectes.
— Breuvages contre les mouches , etc. Mais la
race zoophile est pour le moins aussi nombreuse ;
les éleveurs pullulent. Nous avons ^éleveur de pi-
geons ; — Téducaicur de hannetons ; — Tinslruc-
teur de serins, de hibous, de chouelles ; — le pro-
fesseur de langue pour les perroquets, les pies,
les sansonnets', — le professeur de musique à
Tusage de la gent ailée, pinsons, chardonnerets,
rossignols ; — lamatcur de fauvettes, de bcngp.lis,
etc., etc. Tous ces gens-là vivent plus ou moins
mal de leur état, mais enfin ils vivent, ils se logent,
mangent, sans avoir recours à Tassistance pu-
blique.
-^ 149 —
Vin.
.3 PROFESSEUR d'oISEAUX. — LA BOUILLIE POUR LES
CHATS. — LA FAMILLE MEURT-DE-SOIF. — LA MÈRt:
MOSKOW. — LES RIBOUIS ET LES DIX-HUIT. — LA ZES-
TEL'SE — U.N DERNIER MOT SUR LE BERGER EN CHAM-
BRE. — LE FABRICANT D'OS DE JAMBONNEAUX. — LE
M^'CHAND DE FUMÉE. — ALLUMETTES CHIMIQUES
DEUXIÈME QUALITÉ. —LE CANARDIER. — LE FABRICAM
DE CODES. — UN POÈTE LYRIQUE VIVANT DE SON ÉTAT.
M. Beaufils est un vieillard presque infirme,
qui ne parle que rarement, mais qui siffle pres-
que sans cesse. Son établissement est une im-
mense volière ; on n'y voit de tous côtés que ros-
signols , canaris et sansonnets. Les cages se pres-
sent contre les murailles; il y en a sur tous les
meubles; d'autres sont appcndues au plafond, et
les fenêtres en sont encombrées; il y en a partout ;
C'est UD ramage étourdissant, assourdissant.
Au milieu de la pièce est un dais sous lequel se
place M. le professeur Beaufils pour procéder à
sa leçon musicale. Il prend une petite serinette
sur ses genoux, et, avec un sérieux impertubable,
il régale ses élèves du Carillon de Dunkerque ,
de Portrait charmant, de // pleut, il pleut ^
hergère , etc. , etc.
— 150 —
Un serin ordinaire coûte 30 sols. Le serin hol-
landais vaut jusqu'à 3 fr. ; mais, lorsqu'il a passé
par les mains de M. Beaufils, qui a perfectionné
son éducation, son prix s'élève au quadruple, pour
les amateurs.
M. Beaufils prend des pensionnaires et fait des
éducations particulières en ville. A cet effet, il
loue des serins parfaitement stylés que la pratique
enferme avec Télève qu'il s'agit d'éduquer. Les
classes d'un serin intelligent durent six semaines
ou deux mois. Après ce temps, il chante convena-
blement deux ou trois airs ; il est passé ténor ou
soprano dans son espèce. Pour faire ainsi des P«o-
ger ou des Alboni et des Frezzolini , M. Beaufils
traite à forfait , moyennant 5 fr. pour une éduca-
tion complète, ou bien 10 sous par semaine pour
la location du professeur
La pension de M. Beaufils est située dans une
des rues qui avoisinent le Temple ; il a choisi ce
quartier parceque les dames du marché et toutes
les ouvrières qui travaillent pour elles sont folles
d'oiseaux , depuis qu'Eugène Sue , avec sa Rigo-
lette , a mis les serins à la mode.
Du reste, on ne saurait croire combien, les che-
vaux exceptés , les animaux sont choyés par la po-
pulation ouvrière de Paris. Il y a dos gens qui
-- 151 —
s'imposent des privations pour mieux nourrir un
chien , un chat , un perroquet, une pie, etc. De là
certaines industries spéciales. Nous savons une fa-
mille nombreuse dont tous les membres sont ra-
masseurs et reconducteurs d'animaux. Chaque
jour des affiches promettent vingt-cinq , cinquante
et même cent francs de récompense pour des
King-Charles, des perruches et des épagneuls per-
dus. Combien d'hommes et de femmes se per-
draient pour lesquels on ne promettrait pas cent
sous 1
La nourriture seule des chats dans les quartiers
populeux est une branche de petit commerce. Elle
fait vivre , entre autres , Bernier et sa jeune fa-
mille. Bernier est ce qu'on nomme un homme in-
téressant ; il fait de la bouillie pour les chats dans
la véritable acception du mot. C'est un enfant de
l'Auvergne. Il était charbonnier ; un accident l'a
obligé de quitter cette position sociale pour celle
que nous venons de dire.
Il est établi dans un bon quartier de travailleurs ;
chaque maison ayant ses chiens et ses chats, il se
mit à fabriquer de la bouillie pour les uns, de la
pâtée pour les autres, en y joignant un petit com-
mercedemou de veau. Sa réputation s'établitbien-
tôtdans l'arrondissement sur des bases solides ; la
vogue était venue frapper à sa porte. Maintenant,
— 452 —
dans los environs du Temple , un chat ou un chien
favori passerait pour être maltraité si son dîner ne
venait de chez Dernier, le Véfour du genre. Der-
nier fait même des envois dans les quartiers les
plus éloignés , et plus d'un angora de comtesse et
d'in bichon de marquise envoient chaque matin
leurs valets faire emplette de pâiure à sa modeste
boutique. Elle a pour enseigne : A l'ancienne et
véritable renommée de la nourriture des ani-
maux. Car, il faut le dire, bien des gens ont es-
sayé de faire concurrence à ce Brillât-Savarin de
la gent quadrupède. Son enseigne est une protes-
tation contre le plagiat.
Puisque nous sommes dans le quartier du Tem-
ple , disons quelques mots de la dernière incarna-
lion de rhabit noir, du gilet de soie et de la botte
vernie. C'est là que, de chute en chute, ils arrivent
où vont toutes choses, au pays de l'inconnu.
Lorsqu'un habit a descendu tous les degrés de
la toilette , que du tailleur il a passé au client ,
puis à son valet ou à son portier, puis au mar-
chand de vieux habits, puis à quelque fashiona-
ble de barrière , il arrive au Temple , celte nécro-
pole du costume parisien. Là on le retourne, on le
rapièce , on le refait ; mais il lui reste une phase
à parcourir avanl d'être v^ndu aux fabriques des
— lo:j —
environs de Paris qui font Tengrais de laine.
Celte dernière phase, c'est aux frères Meurt-de-
wSoif qu'il la doit.
Ce nom de Meurt-de-Soif n'est pas^ comme on
pourrait le croire , un nom inventé par la plaisan-
terie parisienne. La famille Meurt-de-Soif existe
réellement ; elle a son domicile dans le sixième
arrondissement ; sa spécialité est l'achat des vieux
habits au lot, presque au poids , le rapiéçage et la
revente aux barrières.
A la bonne heure ! voilà Textrême limite du bon
marché. La vente des frères Meurt-de-Soif se
fait à la criée, au rabais, sur une table, le soir,
à la lueur des torches. Là, vous avez un véritable
habit des ateliers d'Humann, un véritable gilet de
chez Blanc, un véritable pantalon coupé par Mor-
bach , en un mot un véritable habillement de fas-
hionable, pour combien? pour trois francs le tout!
Et par dessus le marcliô l'esprit et l'érudition des
Meurt-de-Soif. Rien de plus drolatique que leur
boniment. En voici un échantillon :
« Regardez , Messieurs : cet habit a appartenu
» à un prince russe et lui a valu la conquête d'une
;) danseuse de la Grande-Chaumière. Il a fait en-
» suite l'admiration de tous les habitués de la Clo-
n serie-des-Lilas^ sur le dos d'un artiste pédicure
- l.)4 —
» très connu. C'est aussi avec cet habit que le va-
* letde chambre d'un mylord a enlevé une figurante
» des Délassements, qui le prenait pour son maître.
» Il nous est arrivé parceque ce dernier s'est ruiné
>) à payer des chinois à sa dulcinée. Eh bien ! moi ,
» malgré tous ces glorieux souvenirs , malgré tou-
» tes ces conquêtes qui lui sont dues, je vous le
» donne pour trois francs ! Trois ^'Oncs ! Avis aux
» hommes à bonnes fortunes. >.
L'habit est mis à prix trois francs , mais, après,
descend peu à peu jusqu'à trente sous. Le panta-
lon se vend ensuite un franc, et le gilet cinquante
centimes.
Au surplus, les clients de la famille Meurt-de-
Soif sont aussi souvent les vendeurs que les ache-
teurs. Quand ils se nippent^ ce n'est générale-
ment que pour quelques jours. Ils se défont volon-
tiers le lundi de ce qu'ils ont acquis le dimanche.
Les vêtements en question font souvent la navet-
te : ils retournent souvent de l'acheteur aux mar-
chands, des marchands aux acheteurs, et toujours
amsi, usque ad, etc. Il en est qui sont revenus
vingt fois chez ces derniers , et sur lesquels ils
ont toujours fait des bénéfices.
La mère Moskow est le complément habituel
des frères Meurt-de-Soif. C'e^* 'ane ancienne vi-
— 155 —
vandière de la grande-armée , qui loue du linge
blanc , ou à peu près. Elle loue une chemise par
semaine pour vingt centimes , à condition qu'on
rendra celle qui a été portée. Si on veut avoir son
linge à soi^ on paie cinquante centimes, et l'on en
devient légitime propriétaire.
La mère Moskow court particulièrement les ven-
tes de vieux linge , et c'est avec les vieux draps
qu'elle compose les incroyables sacs qu'elle prête
ou vend sous la qualification de chemises neuves.
De même que la famille Meurt-de-soif, la mère
Moskow a un atelier où elle emploie une vingtaine
de femmes qui représentent à elles toutes l'âge du
monde moderne. Elles sont occupées à coudre , à
tailler, à rapiécer, à assembler. Jamais les habits
d'Arlequin n'ont été composés de plus de pièces et
de morceaux.
La mère Moskow entreprend aussi les fourni-
tures de layettes et de trousseaux dans le même
genre.
A la suite des deux industries précédentes , il
convient de ranger celle du fabricant de dix-huit.
On nomme ainsi le riboui. Le riboui n'est pas
tout à fait un savetier , c'est plus et moins ; de
même que le dix-huit n'est pas un soulier remonté
ou ressemelé, c'est Dlutôt un soulier redevenu neuf :
— 15(j —
de là lui vient son nom grotesque de dix-huit , ou
deux fois neuf. Le dix-buit se fait avec les vieilles
empeignes et les vieilles tiges de bottes, qu'on re-
met sur de vielles semelles retournées , assorties,
et qui, au moyen de beaucoup de gros clous, fi-
nissent par figurer tant bien que mal une chaus-
sure. Cela se vend sans aucune garantie, à la grâce
de Dieu. Ladurée est généralement de huit jours.
Quant au prix, il varie de quinze à vingt sols.
C'est fort cher, eu égard au résultat, et les éco-
nomistes ne manqueront pas de conseiller de pré-
férence de belles et bonnes chaussures do vingt à
trente francs. Ce conseil Fessemble à l'ordonnance
de ce médecin qui , ayant à traiter un malheureux
épuisé par la misère et la faim, lui prescrivait,
au dire de l'auteur des Béotiens , de boire du vin de
Bordeaux, de manger des viandes succulentes et
d'aller chaque jour se promener au bois de Bou-
logne à cheval.
Si maintenant nous voulons entrer dans les arts
d'agrément, dans l'article fantaisie, dans Vutile
dulci^ comme disaient les Latins, nous ferons une
visite à madame Vanard, qui a su réunir ces deux
choses si difficiles dans une seule industrie. Ma-
dame Vanard est zestcuse.
— 157 —
C'est une touchanle histoiie que celle de cette
jeune et jolie femme resiée veuve et sans fortune
à dix-huit ans. Son mari s'est tué à la besogne pour
donner à sa femme le bien-être et le luxe. 11 avail
établi une petite distillerie où il travaillait à con-
dition pour les parfumeurs et les confiseurs.
Pendant le peu de jours heureux que ces deux
époux passèrent ensemble, Madame Vanard , à
force de voir travailler son mari , avait fini par
surprendre quelques uns des secrets de la science
chimique; elle pouvait le remplacer près de ses
alambics pendant ses absences. Aussi vouiut-eile,
quoique inconsolable, continuer son commerce.
Elle se souvint que celui qu'elle regrettait, lors-
qu'ils se permettaient, le dimanche , le petit dîner
chez le traiteur, lui avait dit à propos de citron :
« Un homme intelligent, avec ce qui se jette à
Paris de pareilles écorces, pourrait faire sa for-
lune. »
Madame Vanard avait de rintelligence ; elle
prit un panier à son bras et s'en alla rôder dans
larue Montorgueil, cette patrie des huîtres. Quand
les chifTonniers avaient passé et retourné tous les
tas de détritus pour y chercher leur récolte, elle
commençait la sienne. Les garçons limonadiers et
restaurateurs, voyant une jolie femme qui venait
chaque malin bu^ner où tant d'autres avaient passé
— lo^S —
avant elle , s'inquiétèrent de ce qu'elle cherchait si
attentivement et promirent de lui mettre de côté
les précieuses écorces. Après les limonadiers vint
le tour des balayeurs de théâtres.
Bref, madame Vanard finit par fonder un atelier
et prit à sa solde des ramasseurs et des ramas-
seiises. C'est cet atelier que nous avons visité. Fi-
gurez-vous une pièce immense, toute tapissée de
claies en osier du sol au plafond, et sur ces claies
des myriades d'écorces d'oranges, des monceaux de
pelures de citrons. Au milieu de cette pièce, autour
d'une longue table, une vingtaine déjeunes ou-
vrières, chantant, babillant, sont occupées kzes-
ter ces écorces. Elles les empilent dans des sacs,
dans des boîtes , dans de grandes caisses. Ainsi
préparée, la pelure change de nom et devient zeste.
Cette matière est pesée, empaquetée, expédiée
dans tout Paris , dans toute la France, et même
jusqu'à l'étranger, où elle se transforme encore,
change de nom et devient curaçao de Hollande,
sirop de limon , orangeade , citronnade, limonade,
essence de citron , etc. Telle est l'industrie qui a
fait la fortune d'une femme charmante, aimant les
arts et la littérature, ayant mait tenant sa loge aux
Français, aux Italiens et à l'Opéra, une fois par
semaine.
Voie? \uxe A'itre veuve , momsjpune, moins jo-
— io9 —
lie, moins élégante, moins intelligente aussi,
qui a trouvé moyen de faire une belle fortune là
où personne n'avait vu que de grossières vétilles.
Madame veuve Thibaudeau s'est établie fermière
de balayage. Vous tous, excellents citadins, vous
payez pour faire balayer vos escaliers ; Madame
Thibaudeau paie au contraire pour balayer ceux
des autres.
Certes, Madame Thibaudeau n'est pas née avec
un goût tout particulier pour le balayage, comme
on dit que les poètes naissent avec la passion des
vers, et les rôtisseurs avec celle de la broche.
Non, c'est par raison qu'elle s'y est adonnée.
Madame Thibaudeau exerçait la modeste pro-
fession de concierge. Elle tirait le cordon d'une
maison sise à Paris, rue du Temple. Cette maison
était occupée tout entière par deux fabricants, tous
deux bijoutiers. Or, par un hiver très rude , elle
eut ridée économique de brûler, dans un vieux
chaudron qui lui servait d'àtre, tous les détritus
que lui fournirait son balai. L'idée était double-
ment bonne. Elle s'aperçut que ce qu'elle avait
regardé jusque là comme une vile poussière deve-
nait , mêlé avec des mottes et du charbon de terre,
un excellent combustible. P \s , les beaux jours
étant venus. Madame Thibaudeau voulut faire la
— IfiO —
toilette d'été à son ménage. Elle prit son vieux
chaudron et le débarrassa de ses cendres. Mais ju-
f^ez de sa surprise, lorsqu'au lieu d'une cendre
ordinaire , s'envolant au vent , eHe trouva quelque
chose de résistant qui semblait soudé au fond de
Tustensile , et qui , de temps en temps , jetait des
reflets jaunes. Elle fil examiner ce résidu : c'étaii
de Tor. Madame Thibaudeau avait découvert la
pierre philosophale ; elle avait retrouvé la sci&nce
des Nicolas Flamel, des Paracelse et des Balsamo.
Elle prit dès lors à ferme le balayage des esca-
liers dans les maisons habitées par des bijoutiers
en or, tant et si bien qu'avec les bénéfices qu'elle
en retira, elle put entreprendre concurremment
une autre industrie non moins îucfatite : elle
achète d'immenses terrains aux environs de Paris et
y fait construire des villages suisses. Elle en
revend ensuite les chalets à des marchands de la
rue Saint-Denis qui peuvent y chanter tous les di-
manches : Arrélons-nous icî^ l'aspect de ces
montagnes j etc.
Noxtsr avons si^Âalé dans un de nos précédents
articles l'industrie singulièrement champêtre de M.
Simon , qui mène paître ses troupeaux à Pafris ,
dans les vertes prairies au'il possède au cinquième
— 101 —
étage d'une maison du faubourg Saint-Hilaire. M.
Simon a réclamé contre la qualification de berger
en chambre que nous lui avons donnée : c'est
nourrisseur qu'il eût fallu dire. Soit ! Nous profi-
terons de cette rectification pour ajouter quelques
détails à ceux que nous vous avons donnés.
M. Simon s'habille en paysan; il porte des sa-
bots et une blouse grise ; il ressemble donc à Jean
Guettré de Pierre Dupont plus qu'à un Colin d'o-
péra-comique. Nous n'avons pas remarqué la
moindre houlette dans sa bergerie^ ou plutôt dans
sa nourrisserie . Mais, en revanche, sa conversa-
tion est fleurie comme un couplet de Dupaty ; il
parle rose et aurore ; ses comparaisons sont flo-
rianesque et parfumées. Il a pris Némorin et Cé-
ladon au sérieux.
Lorsque nous entrâmes dans son étable, après
avoir monté quatre-vingt-dix marches, nous nous
arrêtâmes étonné : il nous semblait être dans une
de ces belles fermes des montagnes d'Ecosse , où
tout est si bien rangé qu'on se croirait plutôt dans
une bibliothèque d'amateur que dans une écurie.
L'étable de M. Simon est composéo de deux
longues salles, partagées en boxes^ comme disent
les gentlemen. Dans chacune de ces cages il se
trouve une chèvre. Il y en a cinquante-deux. Au-
11
— 162 —
dessus de la mangeoire, à Tendroit où sont ordi-
nairement les râteliers à foin dans les écuries de
chevaux, est placée une façon d'armoire en bois
blanc, ciré, verni; c'est-là que M. Simon enferme
la nourriture de son élève. On lit en grosses lettres
des inscriptions du genre de celles-ci :
ilélie Morvan^uilotte. — Nourrie à la carotte
pour M'"* , attaquée d'une maladie de foie.
Marie Noël ^ née à Tétable (1851), de Jean-
nette et deMarius. — Nourrie de foin ioduré pour
le fils de M , sang pauvre.
Puis viennent les observations. Nous ne vous ci-
terons pas les noms des maladies que M. Simon
traite par le lait de chèvre, ni les termes scienti-
fiques qu'il emploie pour déguiser les médicaments
qu'il fait avaler à ces pauvres bêtes pour les faire
servir de pharmacie vivante à ses clients. Nous ne
sommes ni médecin ni chimiste, nous ne pouvons
donc rien dire de celte pratique; mais ce que nous
pouvons affirmer, c'est que , si le sort, au lieu de
jeter à Paris un berger en cHambre au cinquième
étage , eût placé M, Simon dans une bonne ferme
du pays de Caux, il eût certainement disputé à
M. Cornet l'honneur de fournir à Paris ses bœufs
gras, et a M. Eslanceiin celui d'envoyer au cou'
cours des porcs de la grosseur des veaux.
— 163 —
La température rigoureuse de cet hiver a fait
naîire deux petites industries nouvelles. Tous les
soirs, pendant la gelée , des ouvriers maréchaux
se tenaient avec une lanterne et leurs outils sur
les quais, aux abords des ponts, sur les boule-
vards, et ferraient à glace pour un prix minime,
tous les chevaux des cochers qui ramenaient du
monde des théâtres ou de soirées.
De leur côté , les charreiiers de louage se por-
taient aux endroits difticiles de la ville , et quand
arrivait une voiture pesamment chargée, ils pro-
posaient un cheval en aide pour quelques sous.
iMais voici venir M. Oscar xMithat , avec sa
grande entreprise de fourniture d'os de jambon-
neaux. Celui-ci entre dans la carrière , mais il y
entre à la façon des maîtres, en accaparant un
genre de commerce.
Nous pourrions faire ici un savant travail de
statistique , et prouver que le nombre des jam-
bonneaux mangés à Paris dépasse des deux tiers
au moins le nombre de porcs qui s'y consommen^
Aussi, avant Tavénement de M. Oscar Mitbat,
lorsqu'on mangeait un jambonneau dans un atelier,
on en laissait l'os au gamin qui allait faire l'acqui-
sition ; il le rapportait au charcutier, qui lui remet-
tait deux sous en échange. Donc le jambonneau
— 164 —
se fabrique ; donc cette épaule est un prodige
d'anatomie , un chef-d' œui^re que tout bon char-
cutier doit exécuter pour être reçu compagnon
dans son art. Il y a à Paris des os qui servent de-
puis dix , vingt ans , qui chaque matin sortent
garnis de la boutique , et y rentrent le soir abso-
lument dénudés.
Eh bien ! ces beaux jours sont passés pour le
gamin et Tapprenti. M. Oscar Milhat se charge
de fournir à dix sous la douzaine tous les os de
jambonneaux dont on peut avoir besoin dans la
consommation parisienne.
Le père Cotin , lui , vend de la fumée , autre-
ment dit de la suie tamisée. L'an dernier , il a fait
pour cent mille francs d'affaires avec l'Amérique ;
seulement, et d'après ses livres, il a donné plus de
vingt mille francs d'argent à ses tamiseuses et
trente mille aux Savoyards qui lui vendent sa ma
îière première.
Près des magasins de M. Cotin, que les pro-
priétaires ont relégué hors Paris , sous prétexte
qu'il noircissait tout dans leurs maisons, nous
avons vu une enseigne que nous livrons à la saga-
cité de nos lecteurs. La voici :
Berouley aine, fabricant d'allumettes chimi-
ques DE DËUXIÈ&IE QUALITÉ. Gros et détail.
— 165 —
Pourquoi de deuxième qualité ? La réponse
nous manque. M. Berouley serait- il par hasard
Tmventeur des fameuses allumettes dont parle Ar-
nal dans les Cabinets particuliers 'î Toujours est-
il que son enseigne nous a plongé dans un océan
de suppositions.
Place maintenant au célèbre Edouard, le canar-
dier par excellence, le roi des crieurs publics.
Tout le monde connaît M. Edouard ; tout Paris
a admiré aux abords des théâtres un homme à
l'allure athlétique, à la voix de stentor, à Toeil fin,
au sourire gracieux, qui hurle pendant six heures
consécutives : « Voilà ce qui vient de paraître ! » ,
et qui vous vend une petite brochure imprimée de-
puis plus d'un an. Mais n'est pas canardier qui
veut. Il faut savoir allécher son public. M. Edouard
n'a pas de rival. Ilvend les petits livres de M. Emile
Jaeglé , le Duranton du canard. Jusqu'à présent ,
les libraires du quartier Latin , malgré toute leur
imagination, n'avaient pu trouver que trente-six
codes, M. Jaeglé en a trouvé un trente-septième :
c'est le Code des portiers.
Voici comment iM. Edouard le vend au peuple
de Paris.
« Le Code des portiers , ou la tranquillité des
)) localaircs. 11 faut voir çà, messieurs, connaître
— 166 —
» ses droits. Si vous avez un mauvais portier, en-
» voyez-le moi : je suis le grand redresseur de torts,
» le Cabrion des Pipelets , la terreur de la loge ;
» tous les cordons m'ont été envoyés par ces sui-
» tans de la porte-cochère pour me pendre. Je les
)) ai dédaignés , parceque je veux rendre service
» à mes concitoyens. Voyez cela , lisez ; il y a là
» de quoi vous faire frémir. Prenez le code des
» portiers , et, rien qu'en sachant que vous l'avez
» dans votre poche, le vôtre vous ouvrira au pre-
)> mier coup de marteau, même après minuit, etc.,
» etc.
Outre le Code des portiers ^ M. Jaeglé a publié
toute une série de petits guides à un sou. Il y a
le Code des gens mariés , le Code de l'ouvrier ,
le Code du domestique , le Code de la prévoyance ,
môme le Code des morts. Sous une forme légère,
il a eu l'idée , ingénieuse du reste , de réjiandre
dans le peuple la connaissance des lois que chacun
est censé connaître et que personne ne connaît.
Nous laisserons dormir en paix les morts , dont
le code ne nous a pas paru d'une utilité bien réelle,
et celui des portiers , qui nous fait peur ; mais
nous dirons que celui de l'ouvrier est une œuvre
sérieuse. Dans un petit traité clair et succinct, M.
C. Jaegléas'i rappelerau travailleur tous ses droits
— 167 —
et tous Ses devoirs. Il lui enseigne à aimer la pa-
irie , a respecter la loi , à protéger ses droits. Si
l'on vendait à bon marcliè , dans les villes et les
villages , de petits livres bien rédigés sur des su'
jets de morale, d'histoire, do science pratique.,
contenant en ouLre quelques notions usuelles de
législation, d'agriculture, de jardinage, etc., ces
livres exerceraient une favorable influence.
Si nous avons rencontré çà et là des industries
qui nous ont étonné, celle de M. Mathieu Leblanc
nous a véritablement stupéfié.
M- Mathieu Leblanc est poète lyrique , et il vit
de son état !
M. Mathieuestunpetithonime maigre, nerveux,
chétif, toujours strictement vêtu de noir, il mar-
che courbé , fait des grimaces en parlant, et se re-
garde dans les glaces lorsqu'il lit ses vers, qu'il ne
comprend pas toujours lui-même. Il est né à Alby.
Il a dans ses cartons deux ou trois tragédies et
vingt ou trente comédies. Il s'est fait le chantre de
toutes les gloires , de tous les événements, de tous
les avènements. Dés qu'un air réussit au théâtre,
il en fait une chanson populaire. C'est le Jovial de
notre époque. Il chante pour dîner, pour souper,
pour boire et pour dormir. Il chante les mariages
et les baptêmes , les établissements en vogue et
ûs catastrophes.
— 168 —
Voici un échantillon de son savoir-faire en poé-
sie. M^® Déjazet a eu un grand succès en chantant
le \in à quat'soas ; M. Mathieu Leblanc a fait sur
le même air le Roi des Auverpins :
Le roi des Auverpins
A fini sa carrière ,
Et de peaux de lapins
On a couvert sa bière.
Venez tous, marchands d'coco,
Vendeurs d'habits et porteurs d'eau ,
Venez célébrer les destins
Du fameux roi des Auverpins.
C'est avec des vers de cette force que M. Ma-
thieu Leblanc a résolu cet insoluble problème :
M. Mathieu Leblanc est poète lyrique^ et il vil
de son état ! ! !
LA CHILDEBERT
LA CHILDEBERT
DOCUMENTS POUR SERVIR A L'hISTOIKE DES TBAVERS,
DES IDÉES, DE-^ GLOIRES Et t)E3 RIDICULES
DU K\X.' SIÈCLE.
Lemarteau municipal ou privé abat chaque jour
quelque fragment de la vieille cité parisienne. Il
faut se hâter d'en esquisser la biographie , si l'on
veut que ces ruines d'un autre âge ne disparaissent
pas complètement de la mémoire des hommes ,
comme de la surface du sol. Au premier rang des
vieux édifices de ce genre nous n'hésitons pas à
placer une immense masure que vient de faire dis-
paraître le prolongement de la rue du Pot-de-Fer-
Saint-Sulpice jusqu'à la place Saint-Germain-des-
Prés , à travers l'îlot de la rue Sainte-Marguerite,
et qui, exclusivement habitée par des poètes, des
prosateurs, des dramiUiirges, des peintres, des
.sculpteurs, des architectes et des rapins, exerçait,
depuis cinquante ans et plus , sur les arts , les let-
tres , les théâtres, les idées , les mœurs , le langage
— 172 —
et les modes , une influence prépondérante dont
peu de critiques se sont doutés, et qu'il n'est pas
sans intérêt de constater au moment même où elle
I cesse.
! La grande et puissante bicoque dont nous par-
lons avait été bâtie sur une partie des jardins de
l'abbaye Saint-Germain , qui furentvendus comme
propriété nationale en 1793. C'était un vaste ca-
pharnaum composé de chambres de garçon depuis
le premier jusqu'aux combles. La plupart de ces
pièces avaient été converties en ateliers par de
jeunes artistes. On ne peut se figurer le nombre
de gens devenus célèbres qui les ont habitées
successivement.
Cette maison était située place Saint-Germain-
des-Prés, rue Childebert, n. 9, d'où lui était venu
le nom dédaigneux de la Childebert.
Grâce à sa proximité de l'Institut , de l'école des
beaux-arts, du musée du Louvre et de celui du
Luxembourg , grâce surtout à la modicité du prix
de ses loyers , dès le temps de David , alors que
l'illustre conventionnel régnait en despote sur les
arts, la Childebert était devenue le quartier géné-
ral des novateurs. Les élèves de Lelhière notam-
ment s'y étaient réfugiés et y formaient déjà une
colonie révolutionnaire. EtTart d'alors était divise
— 173 —
en deux camps : Técole de David et celle de Le-
thière.
Lethière était mulâtre de la Guadeloupe ; il
était fort mauvaise tête, très brave , très peu en-
durant. Après une querelle qu'il eut au Café Mi-
litaire de la rue Saint-Honoré , et dans laquelle il
eut le malheur de tuer et de blesser très griève-
ment plusieurs officiers , il dut quitter Paris , et ,
grâce à la protection du prince Lucien Bonaparte,
il fut nommé directeur de Técole de peinture à
Rome ; son atelier, où il se faisait autant d'assauts
d'armes que de pemture , fut fermé, et ses élèves
furent envoyés , par ordre , dans tous les autres
ateliers.
En perdant Tatelier de Lethière , les habitants
de la Childebert perdirent les plus spirituels elles
plus turbulents de leurs allies. Mais ils se recru-
tèrent bientôt de troupes fraîches : nous voulons
parlerdes paysagistes qui osaient renoncer au pay-
sage historique , copier tout bonnement la na-
ture , abandonner, par exemple , la fabrique ro-
maine au fond à gauche , l'olivier sacramentel et
le ciel d'Italie beurre frais , pourles remplacer par
les arbres du bois d'Aulnay et le ciel brumeux des
environs de Paris. Leurs tentatives soulevèrent na-
lUTûUement un haro universel. Voici comment les
— 174 -
traitait la critique du temps : « Ces jeunes gens
» ont entrepris une croisade contre le beau , ils
» foulent aux pieds tout ce que nou.i autres
» "vieillards^ qui n'avons pas de goût (douce iro-
» nie), nous avons respeclé. Ils se mettent sur
» le bord d'une mare , avec un moulin en per-
» spective et Charenton dans le fond , et ils élu-
dient!... » Mais qu'attendre de gens qui peignent
» la pipe et le cigare à la boucho , et qui ne
)) vous abordent sur leur place dos Petils-Au-
» gustins que puant le tabac, empestant l'eau-dc-
» vie ainsi que les pandours ivres ? 0 Poussin ! 0
» Claude Lorrain ! que diraient vos grandes om-
» bres? etc. , etc. » Cet anathème était signé de
M. de Jouy, l'autour des H ermites , membre de
l'Académie française et défenseur des saines
doctrines.
LaChildebertétaitalorsoocupéeparBoilly, qui
a laissé tant de charmantes compositions ; Mon-
jaud , auteur de VAvare puni ; Pierre Audoin ,
graveur; Gassiès , élève de David, qui avait aban^
donné l'histoire pour peindre des intérieurs : le
musée du Louvre possède l'intérieur de l'église do
Saint-Prix peint par lui; Pagnost, auteur du por*
trait de M. Nanleuil qu'on admire au musée fran-
çais; Claudion (le jeune), le sculpteur erotique,
- 175 —
qui aujourdilui est regardé comme un des plus
agréables talents de Fécole moderne ; les amateurs
le mettent tout à côté de Prud'hon ; Cochereau,
autre peintre d'intérieur, autre renégat de Técole
de David , et enfin Debucourt, qui a lai-ssè de char-
mantes caricatures dans le genre de Carie Vernet ,
et qui a perfeclionné la gravure en faisant imprimer
des planches à deux ou trois tons, imitant Taqua-
relie , et qu'on touchait après. Le vulgaire lui a at-
tribué Tinvention delà gravure à 1 aqua-tinta. Cette
gravure, au secret de laquelle on semblait, en
1815, s'initierpourla première foisàParis, y avait
été découverte en 1760 parLeprince. Il en est de
même de la gravure en couleurs, que Debucourt
remit en vogue, el qui avaitprisnaissance à Franc-
fort dans Tatelier de Christophe Leblond, qui se
rendit à Londres en 1730 et y fit paraître un
petit traité. Cette découverte importante comme
art et comme industrie à enrichi bien des éditeurs
et bien des fabricants , et Christophe Leblond est
mort à Thôpital en 1741. C'est toujours la même
histoire. On a fait honneur aux Anglais de toutes
ces inventions qui appartiennent à des Français;
seulement nos voisins s'en sont emparés et les
ont perfectionnées.
Cependant l'empire avait fait place à la restau-
— 176 —
ration , et toutes les imai^iiialions dcmanHaienl aux
lettres, à la philosophie et aux arts raliment que
la guerre ne leur offrait plus. Les coloristes et les
fantaisistes s'étaient organisés dans le tohu-bohu
les innovations qu'on tentait dans tous les genres.
(Is avaient inventé une sorte de moyen-âge abricot,
avec des crevés et des manches à gigots , inspiré
par la Gaule poétique àe M. de Marchangy, les ro-
mans de M. d'Arlincourt et toute la littérature bour-
soufflée et royaliste du temps : car, par haine des
Grecs et des Romains de l'empire, ceux-là s'étaient
faits royalistes. Leur invention n'était qu'une ré-
miniscence ; elle avait déjà vu le jour lorsque ,
partant pour la Syrie, le jeune et beau Dunois à
la vierge Marie consacrait tant d'exploits. M. Re-
voil , peintre de l'école de Lyon , avait exécuté les
plus beaux modèles du genre. Le musée du Lu-
xembourg possédait encore , il y a tout au plus un
an, deux très remarquables échantillons de ce fai-
re : c'étaient la Com^alescence de Bayard et un
autre trait de la vie du chevalier sans peur et sans
reproche. Nous ne savons ce qu'ils sont devenus,
mais nous les regretterions beaucoup si on les avait
relégués dans quelque grenier, car ils représentent
parfaitement le temps où les preux, les destriers,
les /roa^af/oMr*,étaient devenus à la mode; le temps
— 177 —
des épées courtes avec un trèfle à la pointe ét^tie
petite croix en cuivre à la poignée; le temps des
justaucorps de satin , desécharpesà la couleur des
dames et des lyres en bandoulière ; le temps où
Ton mourait si galamment pour sa dame, son roi
et son Dieu , le tout sur un air de Blangini ou do
Romagnesi.
Heureusement Géricault, qui, dans sa jeunes-
se, avait beaucoup fréquenté la Childebert, vint
faire diversion à toute cette mascarade en rame-
nant l'art à des données possibles. Ses trois ta-
bleaux , le Chasseur, le Cuirassier, le Naufrage
delà Méduse^ furent une véritable révolution.
Bientôt après parut M. Eugène Delacroix, et la
peinture fut sauvée.
M. Paul Delarocheel tous ceux qui firent la pre-
mière campagne du romrt^^i'.çme habitaient la Chil-
debert. Ils riaient des partisans du genre cheva-
lier-troubadour-abricot, comme ceux-ci avaient n
des Grecs et des Romains. Toutes leurs charges
étaient faites contre les Almanzors et les amants
d'Elodie. Pour eux, les plus farouches novateurs
du règne impérial étaient devenus àes perruques,
des rococos, des céladons. Ainsi vont les écoles,
et ils devaient bientôt se voir surpasser eux-mêmes
dans leurs hardiesses les plus téméraires.
12
^ 178 —
C'était le temps des Hellènes; on ne parlait
plus que de Grecs, on ne peignait plus que des
Grecs ; les expositions n'étaient pleines que de
massacres de Grecs et de tueries de Turcs. Tous
les poètes avaient fait rimer Hellènes avec Athè-
nes au pluriel ; tout le monde voulait , à l'exemple
de Byron, aller mourir dans quelque Missolonghi ;
mais on n'avait garde de partir. On commençait à
traduire les œuvres de lord Byron ; M. de Lamar-
tine avait fait paraître ses Méditations^ et M. Vic-
tor Hugo préparait ses Orientales. Talma était
mort. On bâillait à se décrocher la mâchoire aux
tragédies ; on riait aux mélodrames de Pixeré-
court et de Victor Ducange. C'était partout une
inquiétude extrême ; chacun voulait faire du neuf
à tout prix. Les écoles étaient abandonnées , les
traditions perdues. Bref, tout faisait présager une
grande révolution darife les arts. Enfin M. Defau-
conpretdonna les premières traductions de Walter
Scott. Que de folies n'a-t-il pas engendrées à son
tour ! Mais du moins il nous délivra des Hellènes.
La seconde campagne du romantisme commen-
ça : ce fut celle des pourpoints, des justaucorps,
des hauls-de-chausse mi-partis , ce que dans le
langage de l'époque on nomma la couleur locale.
MM. Schœffer, Saint-Evre, Durupt, Auvray, fu-
— 179 —
rent les porte-arapeaux de la nouvelle croisade ,
et les frères Johannot, Tony et Alfred, et les deux
Dévéria, Alfred et Euiî^ène, en furent les trom-
pettes. On jura haine à tous les devanciers.
La Childebert devint naturellement le quartier
général des agresseurs. Les exaltés s'y réunis-
saient une ou deux fois par semaine; on s'y don-
nait le mot d'ordre , on y prenait solennellement
l'engagement d'échiner tel ou tel individu , on y
dressait les listes de proscription.
On dédaigna tout ce qui s'était passé depuis le
règne de Louis XIll. Il n'y avait de bonne litté-
rature que celle qui n'avait pas été souillée par les
règles d'Aristote et de Boileau. A la très grande
rigueur, on admettait encore Théophile de Viau ,
et peut-être Molière et Corneille ; mais Racine ,
Boileau, Voltaire et tous les poètes du dix-septième
et du dix-huitième siècle étaient traités de rococos
et de perruques. On n'y parlait plus le français
des encyclopédistes et de ceux qui ont régularisé
notre langue. On s'était fait une espèce de jargon
imitant, autant que l'érudition des interlocuteurs
le permettait, le vieil langaige de messires Rabe-
lais, Froissard et Monstrelet. On ne disait plus le
peuple, md\%\Q populaire ; beaucoup, mais moult;
monsieur, mais messire ou monseigneur. Le fond
— 180 —
de toute cette linguistique se trouvait clans quel-
ques jurons plus ou moins bien appropriés aux
personnalités. Ainsi on entendait souvent le fils
du portier , qu'une vocation plus ou moins réelle
avait jeté dans un atelier, jurer par sa foi de gen-
tilhomme. Un autre qui, de sa vie, n'avait jamais
porté que des gilets de drap, et dont les innocen-
tes mains n'avaient jamais manié en fait d'acier
que les couteaux de fer de la gargolte de madame
veuve Chamfort, s'écriait dans ses moments d'en-
thousiasme : Par mon armure de Milan I Les Tête
et sang! les Malédiction ! étaient d'un usage quo-
tidien. Nous nous souvenons d'avoir entendu un
de nos parents les plus proches , chez un restau-
rateur oîi le garçon ne le servait pas assez promp-
tement , s'écrier : Par ma lance de Mathew
Dunster , tai'ernier du diable ! Un jour, un de
ces messieurs étant tombé dans la rue , la tête
porta sur le trottoir, et il se fil une horrible bles-
sure au dessus de l'œil. Malgré la douleur et le
sang qui l'inondait, il ne dit que ces mots :
« Ah ! messeigneurs, je me suis crevé l'œil. »
C'est aujourd'hui un homme grave.
Voici comment se passaient les séances du cé-
nacle. Un poète se levait, déployait son manuscrit
et commençait :
— ISl —
J'aime les nuits brumeuses,
Et le temps lourd des soirs.
J'aime
UNE YOix. Dis donc, Phœbus, passe-iaoi îe
.a bac !
AUTRE VOIX. Par les griffes de Salan, laissez
lire le ménestrel !
PREMIÈRE VOIX. Je me tais; mais est-ce un
lai , un virelai , ou quelque ballade bien sombre,
dont nous serons ragoûlés ?
LE POÈTE, recommençant. C'est une ballade.
J'aime les nuits brumeuses
Et le temps lourd des soirs.
UNE AUTRE VOIX. Ail ! tête et sang ! il n'y a
plus d'eau-de-vie !
Le poète furieux repliait son manuscrit, trai-
tait ses amis de cahots , de francs-mitoux ou de
truands , et il remcllait son œuvre en poche, en
disant que tous ces gens-là étaient indignes « de
brouter les werselets purpurins qu'une douce ima
içinatwe formait en son cerveau. » Puis on s(
cotisait pour faire venir du tabac et des petits
verres.
C'était le bon temps de la couleur locale et du
style chaud et coloré. Il n'est peut-être pas inutile
— 182 —
d'expliquer ici ce qu'on entendait par ces mots,
qui sont aujourd'hui presque oubliés. La couleur
locale consistait surtout à faire dire au personnage
le nom de toutes les fabriques d'où sortaient les
objets dont il parlait et à faire connaître de quelle
matière étaient faits ces objets. On disait : ma
bonne dague d'acier^ mon pourpoint de brocart,
mon justaucorps de Venise; absolument comme
si aujourd'hui on faisait dire à un acteur : « Don-
» nez-moi mes bottes de cuir, ma canne de bois,
)) mon babil de drap , ma redingote de Sedan ,
» mes gants de Paris , ma cravate de Lyon et ma
» chemise de Hollande. » Quant au style coloré,
c'était à peu de chose près le même procédé.
Ainsi, on disait sans rire : « Son haut-de-chausse,
» mi-parti jaune et rouge , disparaissait sous des
» bottes de cuir de Flandre de couleur grise , et,
^ en frappant les dalles sonores de la grand'salle
» de vieux chêne , ses éperons d'argent réson-
» naient à chaque pas. »
Cela avait un succès immense; c'était d'ur
haut goût littéraire.
Ces jeunes gens, les membres du céttacle de la
Childebert, poussaient Tamour du moyen âge si
loin, que pour se donner un air encore plus gothi-
auc ils falsifiaient leurs extraits de baplûme , ils
— 183 —
torturaient leurs noms de famille. Les Jean deve-
naient Jehan ^ les Pierre Peints j les Louis Loys.
On tournait et retournait tellement son nom, qu on
parvenait toujours à y introduire un â ou un k ^
car les c n'existaient plus. Ceux que le hasard
avait traités par trop bourgeoisement sur leurs
actes de Fétat civil n'hésitaient pas à abandonner
leur nom de famille et en adoptaient un bien ron-
flant, datant au plus tard du quatorzième siècle.
Par notre foi de gentilhomme ! ils riraient bien si ,
aujourd'hui qu'ils sont tous devenus des gens sé-
rieux, on leur présentait certaines pages qu'ils ont
écrites alors sous leurs noms golhs , huns ou visi-
golhs.
Les costumes subirent cette même influence.
Qui ne se souvient d'avoir vu alors dans les rues
de Paris des jeunes gens vêtus de pourpoints et
coiffés de toquets de velours? Qui ne se souvient
de tous les vêtements bizarres qui précédèrent la
révolution de juillet? Après le succès d'HenrilII,
d'Alexandre Dumas, on porta des barbes à la
Saint-Mégrin et des chapeaux à laBussy-Leclerc.
Chaque pièce en vogue , chaque livre nouveau ,
amenait de la sorte une extravagance nouvelle.
Walter Scott avait mis TÉcosse à la mode ; lord
ByroQ nous avait valu l'invasion des Grecs ; Victor
— 184 —
Hugo fit des Turcs en publiant les Orientales. On
avait porté les cheveux longs d'une aune, tombant
droits et raides jusque sur l'épaule, à la roi Jean ,
à la Charles VI, à la Louis XII. Un beau matin
on vit apparaître des exaltés avec la tête presque
rasée, à la façon des têtes rondes. On se donnait
l'air pirate, on marchait à la forban. L'Espagne eut
son tour; on ne rêva que sehoras, sérénades, bal-
cons et fenêtres grillées ; on se déguisa en person-
nages de Zurbaran et de Velasquez.
Or, pendant ce temps, il y avait à la Childe-
herty au milieu de toute cette cohue , un artiste
modeste, homme d'esprit et de raison, qui ne par-
tageait nullement toules ces billevesées. Il ne se
passionnait pas chaque matin pour une nouvelle
idole, il se contentait de travailler à sa guise et
d'étudier consciencieusement son art. De temps en
temps, il se permettait même quelques mots assez
piquants à l'adresse des sires et seigneurs. C'était
là un crime qu'on ne pouvait lui pardonner. Il fut
mis au ban, on le honnit, on lui fit toutes les
charges imaginables, et, comme la nature Pavait
doué d'autant de nez que d'esprit, de talent et de
bon sens, M. Fourreau s'avisa un jour de faire sa
caricature. Elle eut un succès immense. Dantan
ieune la reproduisit en terre avec celte verve ingé-
— 185 —
nieuse dont il a depuis donné tant de preuves; il
la spiritualisa pour ainsi dire; et, dès ce moment,
M. Bouginier, tel était le nom de la victime, de-
vint populaire. La charge en sculpture , qui avait
clé oubliée, reparaissait rajeunie, fraîche, accorte
et pleine de grâce. Elle devait, entre les mains de
son rénovateur, prendre un essor qu'elle n'avait
jamais eu.
En moins de quinze jours, tous les murs de
Paris eurent leur Bouginier ; les romantiques de
la Childebert commencèrent celle scie par ven-
geance, les gamins de Paris la continuèrent par
désœuvrement. Paris ne possédait pas un seul pan
de muraille qui n'eût son Bouginier. Il fallait en
doter la province. C'était au commencement de
l'été. La plupart des artistes entreprenaient leurs
pèlerinages. On prometlait de se rejoindre , mais
où? mais comment ?
« Ma foi, dit un des premiers parlants à
ceux qui devaient partir plus lard, nous sortirons
par la barrière d'Italie. Regardez les murailles le
long de la route : vous. y trouverez votre itiné-
raire. »
Ils partirent en effet, et, quinze jours après,
une seconde caravane se mil en marche. Quel
chemin prendre ? La première chose qu'ils apef-
— 186 —
curent sur la muraille , à côté de la barrière , ce
fut un superbe Bouginier avec un doigt indiquant
la route de Fontainebleau. Ils suivirent ces indi-
cations, qu'ils trouvèrent tout le long de la route,
et qui les conduisirent à Lyon, à Avignon et à
Marseille. Arrivés là, ils avaient la mer devant
eux. On avait sans doute tracé la charge indica-
trice sur les eaux du port, mais le flot avait tout
effacé. Comment faire? Or, voici qu'en passant
dans la Canebière , un des voyageurs retrouve
tout à coup le fil d'Ariane. M. Bouginier était là,
frappant de ressemblance et le doigt appuyé com-
plaisamment sur le mot « Mallhe » , écrit sur
l'enseigne d'un bureau de départ. Il n'en fallait
pas davantage. On prit passage sur le premier na-
vire en partance pour l'ancien séjour des cheva-
liers de Saint-Jean de Jérusalem. On trouva là,
sur les murs de la Douane , le même signe con-
ducteur et le doigt indiquant Alexandrie, On le
retrouva en Egypte sur les pyramides. Enfin ,
après trois mois, les deux bandes se réunirent
dans les ruines de Thèbes, au moment même où
l'avant-garde était en train d'y tracer le nez et la
main convenus et d'écrire : Suez.
Le dénoûment de cette charge se voit encore
à Paris, place du Caire , où M. Berthier, archi-
— 187 —
lecte , ayant été chargé de faire une façade au
passage, bâtit une maison égyptienne de Tordre
d'architecture de Karnac , et perpétua cette plai-
santerie en plaçant à la frise , au milieu de divi-
nités égyptiennes , le plus beau et peut-être le
seul Bouginier qui survive dans les rues de la ca-
pitale. Quant à la petite charge en plâtre de M.
Dantan , elle se trouve dans toutes les collections
d'amateurs.
La révolution de juillet arriva au milieu des
grandes disputes des classiques et des romanti-
ques. Elle vint faire diversion à cette nouvelle
querelle des anciens et des modernes. Les habi-
tants de la Childebert se divisèrent en Bousingots
et en Jeune-France.
Les premiers adoptèrent l'habit de convention-
nel , le gilet à la Marat et les cheveux à la Robes-
pierre ; ils s'armèrent de gourdins énormes , se
coiffèrent de chapeaux de cuir bouilli ou de feutres
rouges, et portèrent l'œillet rouge à la bouton-
nière.
Les seconds conservèrent leurs pourpoints ,
leurs barbes fourchues, leurs cheveux buisson-
neux.
Les Bousingots et les Jeune-France n*avaient
de commun que leur haine du bourgeois, qu'ils
— 188 —
appelèrent génériquement épicier. La société ne
se divisa plus à leurs yeux qu'en bourgeois et en
artistes , les épiciers et les hommes. L'antagonis-
me était flagrant, et Bousingots et Jeune-France
passèrent le jour à inventer des épithètes désa-
gréables à l'adresse de leurs communs adversaires,
et la nuit à imaginer des tours qui troublassent
leur sommeil.
Cotte métamorphose ne devait pas être la der-
nière, et Jeune-France etBousingots procédèrent
bientôt à leur vingtième incarnation.
Les uns , les Jeune-France, se transformèrent
en blasés, en rêveurs , Qn poitrinaires ; ils éprou-
vèrent tous du ifagueà l'âme, des tristesses som-
bres; ils étaient marqués du sceau de la fatalité.
On ne peut se figurer toutes les tortures qu'ils s'in-
flis^èrent pour se donner l'œil sombre et le teint
pâle. Il y en eut même qui ne reculèrent pas de-
vant le moyen ordinaire des jeunes filles qui dési-
rent conserver l'élégance de leur taille : ils firent
d'effroyables consommations de vinaigre et de
cornichons. Enfin la plupart se convertirent au
néo-catholicisme, avec Gustave Drouincau et Me
Uoux-Lavcrgne. Comme il leur fallait toujours
imiter une époque quelconque de notre histoire ,
ils 9C firent jansénistes , illuminés , quiétistes, ol
— iS9 —
traitèrent les pères de l'Eglise comme ils avaient
fait précédemment de Voltaire et de Racine. Seu-
lement le jargon mystique avait remplacé le jargon
du moyen âge ; ils étaient plus ridicules , et voilà
tout le progrès.
Quant aux autres , ils avaient bien adopté aussi
Tair intéressant, le visage pâle et lesyeux sombres,
surtout après les grands succès d'Antonrel d'An-
gèle ; ils n'avaient aucune répugnance à porter un
poignard à tcle de mortdansleur poche, des habits
de couleur sombre, une face de déshérité et des
cheveux de maudit. Mais il ne leur convenait pas
de se munir d'un cilice et d'aller s'agenouiller des
heures entières sur la dalle froide des nefs gothi-
ques. Les Bousingols, à peu près dégrisés de leurs
théories littéraires et artistiques, tout en conser-
vant les cheveux longs à la Buridan ou coupés
courts kh malconfent^ tournèrent leur encensoir
du côté de la beauté, de la jeunesse, du vin et de
la bière. Ils se firent viveurs^ matérialistes ^ et,
pour caractériser cette vingl-et-unième incarnation,
prirent le noble nom de Badouillards.
Avec chaque incarnation, le style changeait,
l'esprit s'identifiait avec la situation. Les badouil-
lards furent les premiers à brûler ce qu'ils avaient
adoré : ils devinrent les ennemis irréconciliables
— 490 —
du movofl âçfe et de son jargon. Ils trouvèrent les
côtés ridicules de la mode d'hier. Tout devint de
Tolède^ môme le beefsteack aux pommes de terre.
11 n'était pas rare d'entendre un jeune homme dire
au garçon qui le servait chez le restaurateur : —
« Donnez-moi du fromage de Brie, mais du Brie
de Tolède. « Les mots bon ^ excellent, exquis,
beaucoup, etc., étaient remplacées dans ce nou-
veau lexique par ces deux seuls mots : de Tolède.
Quant au reste de la langue , on se bornait à
retrancher la dernière consonnance, pour y sub-
stituer la syllabe mar. On disait épicemar pour
épicier, boulangemar pour boulanger, cafemar
pour café. Ainsi de suite. C'était de l'esprit dans
ce temps-là. Il est vrai que nos pères ont tous ri à
se tordre en mettant le mot turlurette à la fin de
chaque couplet de chanson , et nous-mêmes nous
sommes long-temps amusés de ce refrain si connu
La rifla , fia , fia, etc. Que signifiait MAR? Que
voulait dire ^Mr/ure//c? Absolument la même chose
que la rifla , fia, fia. Personne n'a jamais pu le
savoir.
Quant aux mœurs des Badouillards, elles diffé-
raient de celles des Jeune-France. Pour être bon
Badouillard ., il fallait passer trois ou quatre nuits
au bal , déjeuner toute la journée et courir ô»
— 191 —
tume de masque dans tous les cafés du quartier
latin jusqu'à minuit , heure où s'ouvraient les bais
des Variétés, du Palais-Royal et de Musard. On
appelait cela du bonheur d grand orchestre. Cela
dura jusqu'en 1838 , époque où l'école fantaisiste
absorba Jeune-France et Badouillards. La haine
seule du bourgeois survécut à cette dernière trans-
formation. La Childebert continua de faire une
rude guerre à Vépicier dans tous les genres. MM.
Drolling, peintre, et Labrousse , architecte, y
avaient établi leurs ateliers d'élèves, c'est-à-dire
leurs camps. Que de fois, par exemple , les habi-
tants du quartier, réveillés au milieu de la nuit par
des bruits inconnus chez tous les peuples civilisés,
regardaient aux fenêtres de l'infernale maison et
se disaient avec une piteuse résignation : « Allons,
nous ne dormirons pas cette nuit : il y a fête à la
Childebert ! »
La Childebert était alors éclairée a giorno.^ de-
puis le premier jusqu'au belvédère, et l'on voyait
passer devant les fenêtres des fantômes d'hommes
et de femmes, dans des costumes étranges, inde-
scriptibles, le tout criant, hurlant, gesticulant et
gambadant.
C'est pendant une de ces fêtes qu'un paysa-
giste aujourd'hui célèbre , avant frappé à la porte
— 192 —
d'un de ses amis et ne recevant pas de réponse,
n'imagina rien de mieux , pour vaincre cet obsta-
cle , que d'y mettre le feu à Taide d'un tas de co-
peaux. Ce commencement d'incendie fut regardé
à la Childobert comme une des meilleures plai-
santeries dont elle eût été le théâtre.
Les habitants du lieu ne se contentaient pas de
troubler leurs voisins pendant la nuit; ils inven-
taient encore mille moyens de les effrayer pendant
lajournée. Ainsi , un jour, les élèves de M. Drol-
ling s'emparèrent d'un énorme dogue blanc, la ter-
reur du quartier, le peignirent en tigre, lui atta-
chèrent une casserole à la queue et le lâchèrent
sur la place. L'animal effrayé. prit sa course à tra-
vers les rues du faubourg Saint-Germain; les pas-
sants se sauvèrent en jetant des cris, les boutiques
se fermèrent, et pendant une heure ce fut une pa-
nique indicible dans tout l'arrondissement.
Une autre fois, au moment de la grand'messe,
les fidèles qui se rendaient à l'église Saint-Ger-
main-des -Prés trouvèrent la place envahie par une
troupe de Bédouins, fumant de longues pipes
orientales. C'étaient les hôtes de la Childebert,
enveloppés dans leurs couvertures , qui venaient
se chauffer au soleil, sur le trottoir opposé à l'é-
glise , au grand ébahissemenl des paroissiennes.
~ 193 —
L'extérieur de la Childebert ressemblait à une
immense cage à poulets , mais Tintérieur était plus
horrible encore. L'escalier s'effondrait , les car-
reaux étaient disloqués , les murailles crasseuses
et humides. L'été , il fallait être à l'épreuve de la
peste pour l'habiter.
A chaque étage on rencontrait des modèles des
deux sexes en costumes de Faunes , d'Amadrya-
des , d'Adam et d'Eve , se rendant d'un atelier à
l'autre.
Le séjour en était impossible à tout ce qui n'é-
tait pas artiste. Il fallait une prudence extrême aux
bourgeois qui y venaient faire tirer leurs portraits
pour en sortir sans avoir subi quelque mauvaise
charge. Une des plus communes était celle-ci, lors-
que posait tranquillement une épicière :
(c N'est-ce pas ici qu'on a besoin d'un saint
Jérôme?» s'écriait un modèle nu en ouvrant brus-
quement la porte.
De mémoire d'hommes, madame Legendre , la
propriétaire, qui avait acheté la maison en 1795
pour une liasse d'assignats équivalant à la somme
de vingt-cinq francs de notre monnaie actuelle,
n'avait fait la moindre réparation à sa propriété.
Elle laissait tout aller de mal en pis en disant :
-*-« Après moi , on fera ce qu'on voudra; c'est
13
/
— 101 —
toujours assez bon pour des gens qu'on a tant de
difficultés à faire payer. »
Aussi la maison faisait-elle eau de toutes parts,
et, si l'édilité parisienne n'en avait pas fait acquisi-
;tion, elle eût fini par être dévorée par les punai-
ses. Une nuit, M.Signol avait fini par abandonner
ison lit à leur voracité , se contentant d'un simple
matelasjeté au milieu de la chambre. Elles le sui-
virent courageusement. Le lendemain, M. Signol
acheta de la mélasse et en barbouilla le carreau
tout autour de son matelas. Mais voyez l'astuce des
punaises ! elles grimpèrent au plafond , se posèrent
juste au-dessus de leur victime et se laissèrent tom-
ber sur elle. M. Signol se déclara vaincu.
Malgré l'horreur de Madame Legendre pour les
réparations, il y eut cependant une homme qui sut
la forcer à faire remettre dix ardoises sur le toit
de sa maison. Cet homme est Emile Lapierre, l'é-
légant paysagiste. Mais, pour arriver à cela, il lui
fallut faire des prodiges d'imagination ; il lui fallut
une volonté à dessécher le Zuiderzôe. Lapierre était
un des bons locataires de la Childebert : il payait
son terme. Une nuit, toutes les cataractes du ciel
s'épanchèrent sur les toits de Paris. Les jeunes
toits résistèrent, les vieux furent transpercés. En
se réveillant, Lapierre futtout étonné de se trouver
— 195 —
couché au milieu d'une rnaro. Il cria. La portière
monta.
« Eh ! que faites-vous donc, Monsieur?
— Vous le voyez bien , je me noie; allez me
chercher un bateau.»
— Monsieur, il n'y en a pas dans le quartier.
— Eh bien, dites à la propriétaire de venir
voir le bassin qu'elle me loue à la place de la
chambre que je lui paie, moi.
— C'est vrai , Monsieur : vous êtes peut-être
notre seul locataire exact au terme ; mais vous sa-
vez bien que ce n'est pas la peine , madame ne
se dérangera pas.
— Ah ! Madame ne se dérangera pas ! Je sais
alors ce qui me reste à faire.
Le lendemain Lapierre avait descellé trois car-
reaux du sol ; il avait pratiqué un grand trou ; il
faisait monter chez lui tous les porteurs d'eau de
la fontaine d'Erfurt et leur ordonnait de vider
leurs seaux sur le parquet. Les Auvergnats n'y
pouvaient rien comprendre ; il ouvraient de grands
yeux et essayaient en vain d'emplir ce nouveau
tonneau des Danaïdes ; mais comme on les paya
très bien , ils offrirent de revenir à la charge. La-
pierre refusa. Mais le tour du voisin de l'étage
inférieur était venu de croire a un renouvellemeni
— 196 —
du déluge universel ; il pleuvait chez Aimé Millet,
le sculpteur; il poussa des cris d'aigle. La por-
tière remonta.
— Madame , jetez-moi la perche ; appelez les
maîtres nageurs !
— Tiens ! tiens ! tiens ! fit la portière, c'est en-
core pire que chez M. Lapierre.
— Ce que vous dites là est peut-être neuf ,
mais ce n'est pas consolant. ))
Cependant on monta chez Lapierre pour véri-
fier le fait ; on y trouva les porteurs d'eau exer-
çant consciencieusement leurs fonctions de Da-
iiaïdes.
« Que faites-vous là , Monsieur Lapierre ? de-
manda la portière.
— 11 fait chaud ; c'est très agréable de pren-
dre un bain froid à domicile ; je n'ai pas voulu
être le seul à me procurer ce plaisir dans la mai-
son ; j'y fais participer les amis. »
Et voilà comment Lapierre fit remettre dix ar-
doises au toit de la Childebert par madame Le-
gendre, propriétaire.
Aujourd'hui, la Childebert a vécu : elle est rem-
placée par une rue. Les maçons, en la démolis-
sant, ont trouvé dans les cheminées des choses
étranges, qu'ilsn'avaient jamais vues nulle part. A-
— 197 —
près un long examen, les savants s'aperçurent que
ces choses , qui n'appartenaient à aucun règne
connu, étaient simplement des torchis de pinceau
et des raclures de palettes amoncelées ; ces détri-
tus avaient formé un corps plus dur que le mar-
bre.
Nous citerons encore , parmi les hôtes aujour-
d'hui illustres de l'ancienne Childebert, les frères
Leprince, peintres degenre ; Louis Boulanger, au-
teur deMazeppa ; MM. Schopin etSignol, élèves de
Rome; M. Garnier, graveur , auteur du Moïse et
des Aveugles de Géricault; Dulong, peintre d'un
grand talent; Bouchot, mort si jeune, après avoir
laissé un chef-d'œuvre , les Funérailles de Mar-
ceau; enfin Français, Baron, Nanteuil (Céles-
tin), Aimé Millet, le charmant sculpteur, Marcel
Verdier ; Auvray, peintre de mérite . mort à trente-
deux ans; Gabriel Montaland,un des meilleurs or-
nemanistes de notre époque; mais nous nous ar-
rêtons : la nomenclature serait trop longue.
La Childebert devait occuper le monde , môme
après sa disparition. Les ouvriers, en abattant ses
murs, trouvèrent sous une épaisse couche de plâ-
tre, au fond d'une armoire, une médaille très effa-
cée par la rouille. MM. Adrien deLongpérier et de
Saulcy furent chargés de la déchiffrer. Ils éminent
- 198 —
chacun une opinion. Deux numismates en opt tou-
jours chacun une. On appela M. Duchalais ; il se
trouva d'une troisième opinion. Enfin M. Lan-
glois, le plus jeune de tous les collecteurs devieux
sous , lut ce qui suit :
LÉGISLATEURS
SOUVENEZ-VOUS QUE CETE (sic)
MÉDAILLE FUT FRAPPÉ (sic) AVEC LES
FERS DE LA BASTILLE
PAR LE
PATRIOTE PALOY
VAINQUEUR DE LA BASTILLE
Cette quatrième opinion paraît être la bonne jus-
qu'à présent; mais nul ne peut répondre de Tave-
nir: il peut pousser un nouveau numismate. On
voit des choses si extraordinaires, même à Paris.
LES
OISEAUX DE NUIT
LES
OISEAUX DE NUIT
LA HALLE DE PARIS A LA LUMIÈRE DD GAZ.
A partir de minuit, heure terrible ou charmante,
ci Ton en croit les poètes d'opéra-comique , heure
des amants , des voleurs , des joueurs et des frui-
tiers, le vaste espace compris entre la pointe
Saint-Eustache et la rue de la Fcronnerie , la
halle, en un mot, s'anime et se remplit de mou-
vement, de tumulte et de vacarme : le sabbat de
notre civilisation commence. C'est un contraste
étrange , plein de terreurs et d'enseignements.
Tout le Paris honnête sommeille. La halle veille
seule. Les fenêtres, ces yeux des maisons, se
sont éteintes peu à peu ; le silence s'est emparé du
reste de la ville. Mais pénétrez, si vous en avez
l'audace , dans ce qu'on nomme le carreau des la-
— 202 —
nocents : tout change ; c'est un pêle-mêle de ma-
raîchers , de porteurs , de paysans, de revendeurs
de fruits et de légumes, de foris de la halle, d'in-
specteurs, de sergents de ville , de cuisiniers. Les
jurons s'entrechoquent; les cris se répondent d'un
bout à l'autre du marché ; les hommes , les che-
vaux , les charrettes, se croisent, se heurtent, s'in-
jurient.
Puis de tous les cabarets d'alentour partent des
chansons grossières, des cliquetis de bouteilles
brisées, des bruits de chocs de verres , des inter-
pellations bizarres, des propos nauséabonds. Tous
les timbres de la voix humaine , depuis les plus
aigus jusqu'aux plus graves, se confondent pour
former le tapage le plus assourdissant que jamais
oreille humaine ait pu supporter.
Votre nerf olfactif n'est pas affecté moins désa-
gréablement. Il y a là des émanations si multiples,
des mélanges d'odeurs si hétérogènes , que vous
tombez bientôt dans un état très voisin de l'apo-
plexie. Les fleurs aux suaves parfums gisent à
côté de bottes d'oignons ; les violettes se cachent
sous des tas de choux; la rose s'épanouit parmi
les carottes; les fruits enfin sont entassés pêle-
n\ê\e avec les plantes médicinales et sont arrosés
quelquefois par la boue du même ruisseau.
— 203 —
Du reste , il faut avoir exploré les environs de
cet immense bazar végétal pour se faire une idée
de toutes les misères et de tous les vices qui dé-
vorent et dégradent une partie de la population.
Rassemblez toutes vos forces, assurez votre cœur
contre le dégoût, et hasardez-vous, en observa-
teur, en philosophe , chez les marchands de vins
et surtout chez les liquoristes qui ont la permis-
sion d'ouvrir leurs bouges pendant toute la nuit.
Chacun de ces cabarets a sa physionomie, sa ré-
putation, ses excentricsy ses habitués, ses fidèles,
qui ne vont guère autre part. Voici, par exemple,,
la lanterne triangulaire de Paul Niquet; nous lui
devons la priorité : quand un homme a su se créer
un nom , dans quelque industrie que ce soit , cet
homme a nécessairement dépensé une plus grande
somme dïntelligence et d'activité que ses con-
frères.
On pénètre dans cet établissement par une al-
lée étroite, longue et humide. Le pavé est le mê-
me que celui de la rue : c'est du grès de Fontai-
nebleau; mais il est tellement piétiné par les nom-
breux clients, que la rue Saint-Denis et la rue
Saint-Martin, aux jours des grands dégels, oeu-
vent passer en comparaison pour d'agf-éablps uro-
menades. Les habitués déposent le long des murs
— 20i —
leurs hottes et leurs fardeaux, pour arriver jusqu'à
la salle principale, nous devrions dire tout sim-
plement hangar, car cette boutique n'est qu'une
ancienne petite cour sur laquelle on a posé un vi-
trage. Elle est meublée de deux comptoirs en
étain, où se débitent de Teau-de-vie , du vin, des
liqueurs , des fruits à l'eau-de-vie , et toute cette
innombrable famille d'abrutissants que le peuple
a nommés dans son énergique langage du casse-
poitrine. En face de ces comptoirs, contre le mur,
et fixé par des supports en fer, est un banc de
chêne où se reposent les consommateurs. C'est là
qu'ils font la sieste, c'est là qu'entre deux rondee
de police, ils essaient un peu de sommeil, au mi-
lieu des cris, des vociférations, des disputes de
ceux qui se tiennent debout devant le comptoir.
On vante le sommeil de Napoléon la veille d'Au-
sterlitz et celui de Turenne sur l'affût d'un ca-
non, je ne sais plus à quelle bataille; mais qu'est-
ce que ces somnolences inquiètes, agitées, auprès
du lourd et profond sommeil de ces parias, obli-
gés, la plupart, de voler môme le moment de re-
pos qu'us prennent à la dérobée : car il est défendu
de dormir dans le cabaret de Paul Niquet ; il faut
consommer, se tenir debout et parler, ou bien la
police, qui ne dort jamais, enlève les dormeurs
— tiOo —
et leur fournit un lit au violon du posie de la Halle-
aux-Draps.
Les comptoirs lourds et massifs sont chargés de
brocs, de fioles et de bouteilles de toutes formes,
portant des étiquettes bizarres : Parfait amour ,
Délices des dames, etc., ornées de petites gravu-
res grotesquement coloriées, dont quelques unes
représentent Napoléon, les bras croisés sur la poi-
trine; celles-là renferment naturellement la L/^r^ewr
des braves. On y voit aussi un affreux buste ,
barbu et empanaché , que les érudits du lieu di-
sent figurer le Béarnais. Le nom tout pastoral du
mélange qu'il renferme est celui-ci : Petit lait
d'Henri IV. Du reste, pour dix centimes, on vous
servirait là un verre de liqueur de la Martinique ,
signée de M™« Anfoux ou de M™^ Goodman, aussi
bien qu'une goutte d'absinthe. L'étiquette seule
changera. Le trois-six restera le même à peu de
chose près.
Par un passage étroit, on arrive à une petite
salle située derrière le comptoir : c'est le salon de
conversation, un lieu d'asile ouvert seulement aux
initiés, aux grands habitués, aux buveurs éméri-
les, à ceux qui ont depuis bien des années laissé
leur raison au fond d'un poisson de camphre.
Trois longues tables et des bancs de bois
— 206 —
composent le mobilier ; les murs sont blanchis à
la chaux. L'architecture de ce bouge est bossue,
tordue, renfrognée ; on y voit des angles rentrants,
des excavations et des proéminences sans motif.
Tout cela a lair d'une réunion de morceaux hy-
brides, étonnés de s'être rencontrés après quelque
épouvantable cataclysme. Il devait se trouver des
pièces ainsi faites au milieu des ruines de la Poin-
le-à-Pître, après le tremblement de terre. Dès la
porte, on est saisi à la gorge par une odeur fa-
de, chaude, nauséabonde, imprégnée de miasmes
humides, qui soulève le cœur; c'est une puanteur
qui est particulière à cette société immonde ; elle
donne un formel démenti à la science , en prou-
vant que l'homme peut vivre sans respirer. Là on
rencontre des parias de toute sorte : des chiffon-
niers et des chiffonnières, des poètes et des musi-
ciens incompris, des ménétriers de barrière, des
Paganini de ruisseau , des domestiques qui ne
cherchent pas de place, des soldats en bordée,
ÙGs, grinches de la petite pcgre ; c'est un pandé-
monium bizarre , qui n'a pas encore eu les hon-
neurs d'une fidèle monographie. Les uns dorment
abrutis devant des verres d'eau-de-vie, abattus sur
la table ou blottis dans des coins comme des ani-
maux immondes; d'autres Càusenl philosophique-
— -207 —
ment à voix basse. C'est triste et lugubre comme
une veillée de mort. Les garçons passent comme
des ombres au milieu de ces rangs serrés ; ils por-
tent des verres de forme hideuse, qui semblent
des seaux de puits et scintillent de couleurs inso-
lites ; la forme en est menaçante ; les coupes où les
anciens buvaient la ciguë ne devaient pas être au-
trement faites ; on voit'qu'ils contiennent quelque
chose de terrible : c'est un poison cent fois plus
horrible au goûl que tous ceux décrits par la toxi-
cologie, que tous ceux inventés par les Borgia et
les Exili du moyen âge. Il tue Fâme , il absorbe
toutes les facultés ; il est délétère, il brûle, il cor-
rode le corps, il éteint la mémoire, il annule tous
les sens. De Thomme le plus fort, le mieux or-
ganisé, il fait en quelques mois un squelette, un
animal, une brute.
Car il existe à la halle toute une population
d'êtres vraiment problématiques. Ce sont des gens
qui ne dorment jamais , ou du moins qui ne se
couchent jamais dans un lit. Leur vie est une lon-
gue suite d'aujourd'hui, ils n'ont de lendemain
que le jour où, ramaesés par quelque patrouille de
sûreté, ils sont jetés dans un lit d'hôpital pour
y mourir. Le bien-être, môme celui de Tassislance
publique, les tue. La nuit, ils vivent du débris
— 208 —
des festins des heureux de la terre, ils rongent les
os comme des chiens, et se contentent des croûtes
et des restes qu'on jette à la borne. Le jour, ils
s'accroupissent dans Tangle de quelque cabaret,
accoudés sur une table, Tœil morne, les joues hâ-
ves et pendantes , Tâme affaissée dans leur corps
abruti, et ils dorment effrayants, les yeux ouverts.
A côté de tous ces gens en haillons , quel est
ce vieillard si frais, si rose, si propret, qui semble
un gras chanoine égaré dans ce séjour de damnés?
C'est un poète bergerade, c'est un faiseur de bu-
coliques , c'est un rêveur de prairies et de fleurs ,
c'est un Dorât perdu dans ces égouts. Il se nomme
Huard. Il était maçon , il est aujourd'hui garçon
chez Salle, l'heureux successeur de Paul Niquet.
Le père Huard est né poète comme tant d'autres
sont nés hommes d'état. Il fait des vers comme
certains font des lois, sans trop savoir au juste ce
que c'est. Il avoue naïvement n'avoir jamais étu-
dié , mais avec le simple bons sens on arrive à
tout. Deux fois Bicêtre lui a charitablement offert
ses appartements gratuits, et Charenton lui a donné
l'hospitalité , et cela parcequ'il a de l'intelligence
et de l'esprit, parcequ'il se sent tourmenté par le
démon de la poésie , parceque , bien avant tant
d'autres, il avait osé jeter un regard sur les misé-
— 500 —
res de l'espèce humaine. Huard était un précu^
seur, il prêchait dans le désert ; on le prit pour un
fou, on l'emprisonna, on le persécuta; il eut,
comme tous les apôtres, les honneurs du martyre.
Rien de plus touchant que d'entendre raconter
par ce brave homme Tentrevue qu'il eut avec un
de nos meilleurs écrivains. «Ah! Monsieur, dit-
il, en voilà un, un vrai, un de la bonne roche! Il
a écoulé mes vers sans rire, lui ! »
Le père Huard n'a qu'un malheur, c'est de faire
des poèmes didactiques, descriptifs, et bucoliques
surtout. Il aime trop les vers, surtout les siens.
Avouons pourtant qu'au milieu de ce fouillis d'o-
des, de chansons, d'élégies, de pastorales, d'églo-
gues , il se trouve parfois des pensées neuves et
hardies, enchâssées dans une belle forme. La con-
versation du père Huard est amusante, colorée,
toute remplie d'images, et toujours enveloppée
d'un certain mysticisme qui semble agrandir sa
pensée et la rend pour ainsi dire visible. Nous
lui demandâm^? si parlais le doute n'était pas venu
le saisir au milieu des fatigues de son pénible
état , au milieu de tous ces êtres infimes, incapa-
1 les de le comprendre. Il nous répondit avec une
e Tîphaso assez voisine de l'amphigouri : « Ai-je
douté quand je me suis assis Donr la oremière foi5
14
— 210 —
à cette fête intellectuelle , au milieu des hasards
de Thiver et sous les nuages menaçants? Est-ce
que je ne savais pas qu'au delà de ces sombres va-
peurs brille l'astre immortel dont les rayons ne
sont que voilés? Lorsque je suis entré ici pour vi-
vre dans cette boue , est-ce que je ne savais pas
que plus haut il y a des champs d'azur et de lu-
mière , dont nos yeux sont destinés à contempler
la splendeur? Que m'importe cette race désolée
qui m'entoure, ces hommes dévastés, ces cerveaux
sans idées ? Je n'ignore pas qu'avec la génération
future , la vie reviendra s'épanouir et fleurir dans
ces corps décharnés, que l'idée jaillira sous ces
crânes épais , où fermente secrètement l'éternelle
fécondité de la nature ? Aussi je patiente et j'es-
père. »
On comprendrait volontiers Charenton si l'on ne
découvrait pas une âme noble et pleine de foi ,
d'espérance et de résignation, sous le fatras préten-
tieux de cet honnête homme. Tous les êtres dé-
gradés qui étaient là l'écoutaient la bouche béante
sans comprendre une seule de ses paroles. Après
ravoir entendu , nous sommes sorti moins déses-
pérant de l'humanité , de ce bouge où tout le reste
avait été pour nous horreur e» dégoût.
11 nous fallait de l'air, nous étouffions dans cette
— 211 —
atmosphère fétide ; la tristesse de Tâme nous avait
saisi; le bruit nous était nécessaire. La nuit s'a-
vançait et il nous restait encore bien des choses à
voir, caries premières scènes qui s'étaient passées
sur le carreau des halles n'avaient été que le pro-
logue du grand marché , qui prend tout so'a déve-
loppement à quatre heures du matin.
L'aspect de la place a changé ; la y^opulation
n'est plus la même. Voici venir les paysans ; voici
les costumes des habitants de la Picardie et de la
Normandie ; voici les femmes des environs de Pa-
ris, avec leurs mouchoirs rouges enveloppant le
bonnet blanc, avec leurs jupes bariolées, leurs
manteaux de laine blanche, aux capuchons de ve-
lours noir ; voici venir la limousine grise et jaune
rayée de bleu des rouliers. La langue qu'on parle
n'est qu'un patois composé de vingt autres patois,
qui ne se parle qu'à la halle , dans les transactions
de fruitières à maraîchers , ne se comprend nulle
autre part , et n'existe dans le monde que l'espace
de quelques heures par nuit, de deux à quatre
heures du matin , à Paris , au centre du monde ci-
vilisé. C'est un ancien idiome qui doit avoir quel-
ques rapports avec celui dont se servent les rive-
rains de la Méditerranée, et avec celui des trafi-
quants de l'Archipel des Antilles, jargons sans
~ 242 — .
couleur , sans poésie, secs et pauvres, faits prin-
cipalement pour le trafic de l'argent , dont ils ont
le son métallique.
Après une nuit passée dans les cloaques dont
nous avons parlé plus haut et au milieu de ces
êtres immondes à qui Tivresse arrache de temps en
temps^de sinistres confidences, on se sent heureux
et soulagé de respirer cet air tout imprégné de sen-
teurs balsamiques ; on contemple avec admiralioii
la vigoureuse santé de ces vaillantes filles des
campagnes ; on revient peu à peu aux sentiments
humains. Le ciel semble plus beau, plus étoile;
l'aube vient blanchir les toits des maisons ; la halle
a l'air d'une foire de campagne ; le commerce hon-
nête , réel , a remplacé la Cour des Miracles.
Tout à coup de tous les cabarets voisins partent
des cris d'ois«aux de proie , des hurlement de bêtes
fauves ; on entend encore dans les cabinels quel-
ques lambeaux de cnansons nideuses : ce sont les
oiseaux de la nuit qui quittent leurs repaires, hon*
teux de voir le soleil , et prennent leur volée çàet
là. Ici ce sont des figures patibulaires ; là de jeunes
femmes pour qui, chose étonnante, ces nuits hon-
teuses semblent n'avoir pas de fatigue , et qui ne
laissent qu'à regret la ténébreuse orgie qu'elles
recommenceront la nuit suivante, ^^'iionûête ou-
— 243 —
vrier qui va à son travail les salue de quolibets en
passant. Les hommes sont tout honteux de ces
huées; ils ont comme une vague horreur de ce
qu'ils ont fait. Mais les femmes, au contraire,
semblent fières de leur abjection; elles bravent le
mépris tête haute et renvoient quolibets pour quo-
libets. Le sens moral est complètement éteint chez
elles. De tous les êtres de la création , la femme
t>3t toujours le pire quand elle n'est pas le meilleur.
\
Lk VILLA
DES CHIFFONNIERS
LA VILLA
DES CHIFFONNIERS
Là bas, bien loin, au fond d'un faubourg im-
possible ^ plus loin que le Japon , plus inconnu que
rintérieur de TAfrique , dans un quartier où per-
sonne n'a jamais passé, il existe quelque chose
d'incroyable, d incomparable, de curieux^ d'af-
freux, de charmant, de désolant^ d'admirable. On
vous a parlé de carbets de Caraïbes, d'ajoupas de
nègres marrons, de wigwams de sauvages, de
tentes d'Arabes; rien ne ressemble à cela. C'est
plus extraordinaire que tout ce qu'on peut dire.
Les camps de Tartares doivent être des palais au-
près..Et cependant cette chose , qui ferait frisson-
ner un habitant de la rue Vivienne, est dans Pa-
ris, à deux pas du chemin de fer d'Orléans, à dix
minutes du jardin des plantes, à la barrière des
Deux-Moulins en un mot.
Cela a nom la cité Doré, non par antiphrase,
— 218 —
maisparceque M. Doré, chimiste distingué, est
propriétaire du terrain. Vu d'en haut, c'est une
réunion de cabanes à lapins où logent des chré-
tiens. Vu de près, c'est douteux, mais après tout
c'est consolant. C'est une ville dans une ville, c'est
un peuple égaré au milieu d'un autre peuple. La
cité ne ressemble pas plus à l'autre Paris que Can-
ton ne ressemble à Copenhague. C'est la capitale
de la misère se fourvoyant au milieu de la contrée
du luxe ; c'est la république de Saint-Marin au
centre des Etats d'Italie; c'est le pays du bon-
heur, du rêve, du laisser-aller, posé parle hasard
au cœur d'un empire despotique.
Laissez-moi vous dire ce que j'ai vu, ce qui m'a
été dit, ce que j'ai observé. Attendez vous à voir du
laid, mais ne lâchez pas trop la bride à votre ima-
gination : elle pourrait se figurer de l'horrible ,
quand ce n'est que triste ; de la pastorale , quand
ce n'est qu'un rayon de soleil ; des larmes , des gé-
missements , des grincements de dents , quand il
y a joie , bonheur et gaîté. Il ne sera question
ni de voleurs , ni d'assassins , ni de tapis francs.
Tout cela se passera en famille , au sein de la pau-
vreté honnête et travailleuse , jamais au milieu du
dénûment hideux. En un mot, nous allons vous
conduire dans une colonie de propriétaires, les
— 219 —
plus pauvres de tous les propriétaires du monde
entier peut-être, et non parmi la race vivant au
jour le jour, dans des garnis sans nom dans aucune
langue.
Le château de Bellevue , qui a servi jadis de
siège à la société connue , au temps de la Restau-
ration et pendant les premières années du règne
de Louis-Philippe , sous le nom de Brasserie an-
glaise , est situé au carrefour formé par les cinq
rues ou chemins qui arrivent à la barrière des
Deux-Moulins. Une pareille entreprise , montée
sur une grande échelle , devait occuper un grand
espace et nécessiter de vastes constructions :
aussi le propriétaire d'alors , le lord amiral C...,
fut-il obligé, pour loger ses nombreux chevaux et
ses cuves, de faire abattre presque tous les arbres
qui ombrageaient un des plus beaux parcs de Pa-
ris : il avait douze cents mètres de superficie. Mal-
gré tous ces sacrifices , l'entreprise périclita ; châ-
teau et parc furent vendus à la criée et achetés par
M. Doré, le propriétaire actuel. Les constructions
telles qu'écuries, ateliers, furent démolies. Et ce
parc, jadis si beau, si ombreux, si fleuri, devint
une manière de marais qui n'était plus séparé du
chemin de ronde de la ville que par une simple
haie vive à laquelle les gamins du quartier faisaient
— 220 —
en une heure autant de trouées qu'en réclamaient
les besoins du jeu du berger ou de cache-cache.
Le maraîcher, qui ne pouvait rien récolter sur son
terrain , se fatigua bientôt de planter des salades ai
de petites raves pour les retrouver arrachées ou fou-
lées aux pieds des enfants. Il abandonna cette terre
ravagée dontla surveillance était fort difficile, pour
ne pas dire impossible , à cause des mœurs du
voisinage , et le pauvre parc ne fut plus qu'un sim-
ple terrain vague.
En 1848 , M. Doré eut l'idée de diviser sa pro-
priété pour la louer par lots aux bourgeois de Pa-
ris, qui, comme on sait, ont une passion toute parti-
culière pour le jardinage. Ils louent à cet effet de
petits carrés de terre trois fois grands comme un
mouchoir dans quelque faubourg éloigné , et tous
les dimanches ils vont, accompagnés de leur fa-
mille,jouer àl'horticulteur dansleur jardinet. L'af-
fiche Terrain à vendre ou à louer au mètre se pa-
vanait au vent depuis quelques jours, quand M.
Doré , qui s'attendait à y voir entrer pour le moins
quelque' Némorin de la rue Saint-Denis ou un
Daphnis et une Chloé du quartier du Temple,
vil apparaître un chiffonnier de la plus belle
espèce, hotte au dos, crochet à la main. Sa
surprise était grande , mais elle redoubla lorsque
— 221 —
notre homme lui dit qu'il venait pour louer du ter-
rain. Aux questions du propriétaire il répondit
qu'il voulait se bâtir une maison de campagne pour
lui et sa famille. Le bail fut passé pour dix mètr«6
de terrain, àraison de cinquante centimes le mètre
par an.
C'était un homme laborieux, intelligent , plein
de courage. Dès l'aube du jour suivant, il était à
l'ouvrage, entouré de sa nombreuse famille. Ils
creusaient les fondations de leur villa champêtre ,
ils achetaient, à cinquante centimes le tombereau,
des garnis de démolition, et quelques jours après
ils se mettaient bravement à édifier. Mais, hélas !
l'architecte improvisé n'était guère habile , les tra-
vaux marchaient lentement, et l'impatience était
grande : on voulait prendre possession de la pro-
priété , on avait déjà la fièvre qu'a tout homme qui
acquiert une terre , fièvre qui ne se guérit que par
l'usage de la propriété. Avant tout il faut que tout
honnête acquéreur taille , rogne , remue sa terre ,
gâte son jardin, plante à tort et à travers, pour
qu'il croie à sa propriété. No'tre famille de chiffon-
niers était atteinte de cette maladie. Ils voulaient
demeurer chez eux. Mais à cela il y avait un grand
empêchement : c'est qu'il n'y avait pas de maison.
La belle saison verdoyait , Tair étaM chaud. Ma
— 2-J.-1 —
roi, taut pis! à la guerre comme à la guerre. On
planta une manière de tente sur le terrain, et toute
la famille se mit à habiter sous la tente en plein
Paris, absolument comme si elle se fût trouvée
dans les déserts de la Syrie ou dans les forêts de
TAmérique. Diogène, qui a dû être quelque peu
chiffonnier dans Athènes , sa lanterne le prouve
d'ailleurs suffisamment, avait bien habité dans un
tonneau.
Au bout de trois mois, la maison était construite
de fond en comble. Le toit était posé. Ce toit avait
été fait avec de vieilles toiles goudronnées sur les-
quelles on avait posé de la terre battue. Au prin-
temps suivant, on planta des clématites, des capu-
cines et des volubilis sur ce toit, de façon que, lors-
que vint Tété , la famille semblait habiter dans un
nid parfumé.
Cette merveille fut visitée par les confrères ;
chacun envia le bonheur du chiffonnier proprié-
taire qui , pour cinq francs de loyer par an et une
dépense une fois faite de cent écus environ , se
trouvait posséder en propre une charmante villa ,
en plein soleil , au grand air. Chacun voulut avoir
aussi son coin : on se disputa le terrain ; le parc de
Bellevue fut bientôt converti en un vaste chantier.
Une ville nouvelle s'y bâtissait. C'était à qui édi-
— 223 —
fierait son palais le plus promptement. On se pi-
quait d'amour-propre , on se stimulait, les bara-
ques semblaient sortir de dessous terre comme
par enchantement. Les rues, les places, étaient mar-
quées. Il y avait cinq avenues, deux places , celle
delaCitéetcelledu Rond-Point, le carrefour Du-
mathrat, un passage, le passage Doré. Tout cela
est en miniature comme toute la cité. En voyant
ces petites maisons, ces petites places, ces petites
rues, on se croirait volontiers dans une ville de
Lilliputiens ; on est tout étonné d'y rencontrer des
hommes et des femmes de la taille ordinaire.
A la fin de Tété de 1849 , tout allait pour le
mieux ; la plupart des maisons avaient des toits.
Oh! ces toits, voilà bien le chef-d'œuvre du gé-
nie humain. On ne peut se figurer l'imagination
qu'il a fallu déployer pour arriver à poser ce faîte
si nécessaire : car les décombres, cela se vend dix
sous le tombereau, c'est connu. Presque tout le
monde sait très mal le métier de maçon, c'est-à-
dire que tout hommepeui, àla très grande rigueur,
monter un mur de quelques mètres d'élévation ;
mais pour couvrir il faut employer des tuiles, des
ardoises ou du zinc; toutes ces marchandises sont
fort coûteuses , et tout le monde ne sait pas les
manier. L'expérience de la terre et de la toile gou-
— 224 —
dronnée faite par le premier habitant de l'endroit
n'avait pas réussi. L'eau avait détrempé la terre ;
elle était devenue trop lourde , elle avait crevé la
loile. Il fallait trouver quelque chose de nouveau
et de moins coûteux. Gest alors qu'un chiffonnier
eut une idée sublime !
A Paristout se vend, excepté le vieux fer-blane:
il fallait donc employer le vieux fer-blane, qui est
très abondant, surtout depuis que presque toutes
lescaissesdemarchandisesexportéessontdoublées
avec des feuilles de ce métal. On se mit à ramasser
ce que les autres dédaignaient, de façon qu'aujour-
d'hui la majeure partie des maisons de la cité sont
recouvertes en fer-blanc. Dans les premiers temps
ellea ont l'air d'être coiffées de casques d'argent.
Mais quand, à la suite des pluies, la rouille s'y
est mise , cela produit le plus déplorable effet ;
cela donne à ces pauvres demeures une apparence
hideuse de niche à chien.
Là il y a comme pan 'U, dans toute réonron
d'hommes, un homme su. "iour. Celui-ci a nom
Cambronne , tout comme 1r brave général de la
garde impériale. Il n'est ni propriétaire ni locatai-
re de la cité ; il s'y est implanté. Un de ses amis lui
offrit l'hospitalité un soir; depuis ce temps il y est
resté. Il est tout, maçon, couvreur, charpentier,
— 223 —
menuisier ; il rend des services à tout le mo»'^'.
il a su se rendre indispensable. Aussi on le choix,.
on le recherche, on s'empresse autour de lui,
C'est l'artiste de l'endroit; il chante, il conte, il
est gai buveur, joyeux compagnon, bon garçon,
conseiller prudent; rien ne se décide sans lui. 11
est tout à la fois juge de paix, avocat, notaire,
avoué. Il égayé les plus tristes, et on l'aime à cause
de sa bonté, de sa douceur et de toutes les quali-
tés d'un cœur franc et généreux. Il apaise les que;
relies, réconcilie les ménages brouillés, et donne
à tous l'exemple de la bienveillance : car, dit-il,
il n'est pas de ménage de dix personnes proprié-
taire d'un château à la cité Doré, qui ne trouve
plus pauvre qu'eux. C'est de lui qu'est l'invention
des toitures en ferblanc. Cambronne est réelle-
ment un homme remarquable ; placé dans une
autre sphère, nous ne doutons pas qu'il ne s'y fût
distingué et qu'il ne fût parvenu à s'y faire re-
marquer. Au lieu de cela, les circonstances en
ont fait un chiffonnier philosophe.
Tout allait pour le mieux, la petite république
vivait en paix, quand il arriva un spéculateur. Hé-
las! ou ne s'en trouve-t-il pas? Celui-ci était un
limousinier (maçon qui dresse les murs). Il avait
des avances : il loua un terrain pour y bâtir ; puis,
▼oyant l'empressement qu'on mettait à louer la
15
— 256 -
cité, il acquit plusieurs lots, y construisit des mai-»
sons, et aujourd'hui qu'il a quarante francs de
loyer par an, il se fait plus de cinquante francs
par semaine à sous-louer ses bâtisses. Il fait payer
vingt-cinq francs par semaine une maison et une
âvant-cour. Aussi est-il devenu réellement pro-
priétaire, car il a acheté de M. Doré, à raison de
vingt francs le mètre, tout l'espace qu'occupent
ses bicoques. Cet homme est peut-être un homme
heureux, de ceux qui réussissent toujours dans
tout ce qu'ils entreprennent, de la famille de ces
millionnaires comme nous en connaissons tous, qui
sont arrivés à Paris avec un petit écu ; il a comme
tous ces gens-là Taclivité et le vouloir : qu'y au-
rait-il d'étonnant de voir une grande fortune pre-
nant pour point de départ la villa des chififon-
niers?
Ainsi, en moins de qcatre ans, voici tout un
quartier qui s'est bâti, peuplé, régularisé, sans
avoir coûté un seul sou à la ville de Paris; des
gens qui habitaient des rues infectes, des loge-
ments où ils ne pouvaient ni bouger ni respirer,
qui aujourd'hui sont propriétaires et ont presque
tous des magasins ou des hangars pour déposer
leur récolte de chiffons et d'os. Ils ont de l'air, une
vue admirable, dans un quartiersain. X\iis\ avons-
imiT* remarqué que presqiietous les enfants de la
— 227 —
cité sont superbes de force et de santé. Ils n'ont
plus ces mines souffreteuses, ces corps rachiti-
ques des pauvres petits êtres de la Mcntagne-
Sainte-Geneviève, par exemple. Ce bien être n'a
pas moins influé sur les parents. Ils sont meil-
leurs, ils s'entendent beaucoup mieux, et l'on ne
voit jamais dans l'endroit ces scènes de sauvage-
rie, ni ces ivrognes traînant dans le ruisseau, que
l'on rencontre si souvent dans d'autres parties de
ce malheureux douzième arrondissement. Nous
l'avons souvent dit : assainir c'est moraliser, et les
faits sont là pour prouver ce que nous avançons.
Depuis l'origine de la cité, la garde n'y est jamais
venue, il n'y a jamais eu de bataille, et M. Doré
n'a jamais été obligéd'aller réclamer un des habi-
tants ramassé ivre dans la rue. Ces braves gens se
conduisent honnêtement, en bons pères de fa-
mille; jamais ville habitée par des rentiers n'a
été plus paisible. Ce semblant de propriété leur a
donné des habitudes d'ordre qu'ils étaient loin de
posséder avant. Ainsi, jamais ils ne sont en re-
tard pour les loyers, et celui qui refuserait de payer
ou qui mettrait de la mauvaise volonté serait
montré au doigt.
Et cependant, parmi quelques bons ouvriers
loi gagnent facilement leur vie, combien de mi-
sères! On chercherait vainement le nom des états
— 228 —
de la plupart de ces gens. Ces noms ne sont d'au-
cune langue, et lorsqu'ils vous les ont dits, vous
êtes encore à leur demander l'explication, et sou-
vent, après cette explication, vous ne comprenez
pas encore : il vous faut des détails précis. Par
exemple, un homme qui vous dirait qu*il est brû-
leur de moites, en seriez-vous bien plus avancé ?
Non. Eh bien! c'est l'état de M"" Favreau, ex-
cantinièrede la grande armée: elle carbonise des
mottes pour fournir du feu aux chaufferettes des
vieilles femmes de l'hospice de la Salpêlrière. Elle
fait cet élat d'un bout de l'année à l'autre, c'est-
à-dire qu'elle vit dans une almoï^phère insuppor-
table, auprès de laquelle le climat du Sénégal
doit être un printemps éternel. L'intérieur du fou
de cette malheureuse, car c'est beaucoup plus un
four qu'une maison, est une des choses les plus
navrantes que nous ayons jamais vues dans nos
longues excursions dans le douzième arrondisse-
ment, et cependant Dieu sait ce qui nous a passé
sous les yeux dans ce malheureux quartier !
Nous ne décrirons pas, c'est impossible ; il faut
▼oir pour croire. Mais ce que nous avons remar-
qué, ce que nous ae pouvons nous empêcher de
dire, c'est l'immense résignation de tout ce peuph
en guenilles; c'est cette philosophie latente que
renferment toutes ces âmes fortement trempées;
— 229 —
c'est cette fraternité pratique qu'exercent entre
eux tous ces malheureux. Un seul fait nous servira
d'exemple. En iSoO, la femme d'un chiffonnier,
un des plus pauvres de la cité, accoucha de trois
jumeaux. Le phénomène fit du bruit, les journaux
en parlèrent, la charité privée s'en émut, on en-
voya des layettes à la pauvre mère; mais elle n'en
avait plus besoin : les habitants de la cité s'étaient
cotisés, ils avaient fourni aux nouveau-nés tout
ce qu'il leur fallait, et les autres mères nourrices
s'étaient offertes généreusement pour les allaiter.
L'administration de l'assistance publique n'en en-
voya pas moins deux chèvres à la mère pour l'en-
courager à garder sesenfants. Ceux-ci sont morts.
La mère était naturellement héritière de ses en-
fants. Aujourd'hui elle vend du lait de chèvre aux
dames du quartier, ce qui a porte un certain bien-
être dans ce pauvre ménage. Mais une chose tou-
chante, c'est le rccit qu'elle fait des soins que lui
ont prodigués ses voisins, « qui, dit-elle, n'en-
traient jamais chez nous les mains vides. »
Si nous avons parlé si longuement de la cité
Doré, c'est que nous y trouvons noa-seulement
une des curiosités les plus extraordinaires de ce
Paris inconnu que nous avons essayé d'esquisser
ici, mais encore uue excellente institution, une
idée qui peut devenir fructueuse. Ce simulacre
- 230 —
de propriété, en attachant ces malheureux au sol,
les garantit contre les mauvaises pensées et les
mauvais conseils de la misère, tout en donnant
aux classes élevées une sécurité qu'elles ne peu-
vent avoir avec l'airgloméralion de pauvres, de
vagabonds et de mendiants qui se fait dans les
garnis de ces quartiers infects : car, nous sommes
obligé de l'avouer, partout où nous avons eu oc-
casion de l'observer, nous avons vu le laid en-
gendrer le mal.
VOYAGE DE DÉCOUVERTE
VOYAGE DE DÉCOUVERTE
DU BOULEVARD A LA COURTILLE , PAR LE
FAUBOURG DU TEMPLE
« Les idées oe meurent jamais, les créanciers
non plus, » a dit un comique du dernier siècle. Il
aurait pu ajouter : « Les habitudes populaires ont
le même privilège. » La Courtille n'existe plus, la
Courlille est morte, Belleville vit, vive Belleville !
Les jours de fête, les dimanches et les lundis,
les lundis surtout, on est étonné de voir la foule
immense qui monte le faubourg du Temple pour
courir vers la barrière. Et cepeudaut Belleville a
}»erdu les plus beaux fleurons de sa couronne. Le
îois de Romainville avec ses parties d'âne, le parc
Saint- Fargeau, si cher aux grisettes, les prés Saint-
— 234 —
Gervais, ces délices des petits bourgeois, se sont
convertis en rues, places et carrefours; les maisons
y ont poussé à la place des verts gazons, des ar-
bres séculaires et des lilas fleuris. L'île d'Amour,
ce séjour enchanté où s'jtai^nt noués tant de nœuds
éphémères, par une singulière irouie, est dovenu
une mairie; on s'y marie pour de bon, et cela sans
rire. Le Sauvage, ce bal qui fait ép ^que dans le sou-
venir des Parisiens, est devenu une bonne, digne
et honuêle maison bourgeoise; le Grand-Vain-
queur a disparu, et tant d'autres. A peine si Des-
noyers aux Folies et Favié daignent encore donner
asile aux amateurs de la chorégraphie exagérée;
les guinguettes, les cabarets chantants ont subi le
sort des bastringues et des bals champêlres. Au-
jourd'hui il n'y a guère plus d'arbres et de janjins
dans la bonne ville de Bdleville que dans la rue
Saint-André-des-Art^. Les paysans de cette cam-
pagne sont des employés de ministère et des ren-
tiers. La civilisation a agi ici comme dans l'Amérique
du Nord ; en avançant elle a chassé les sauvages
devant elle. Il y avait jadis des cultivateurs qui
plantaient quelques groseillers et quelques ceri-
siers, pour récolter des procès-verbaux faits aux
Parisiens qui, le dimanche s'aventuraient dans ces
contrées; ils ont été porter leur industrie plus
loin, au-delà des fortifications. Le juge de paix de
— 235 -
la commune n'a plus à juger les griseltes qui chi-
paient des Heurs, ni les gpniins qui gobaient des
raisins; de mém? que ses confrères des douze pre-
miers arrondissements, il n'entend plus que les
plainles des créanciers acharnés et les doléances
des débiteurs réc<ilcitranis.
Et cependant Belleville est toujours cher aux
Parisiens de l'empereur Julien. Ceux-là montent
toujours gaiement à la barrière; s'ils ne rencontrent
plus les lieux qui firent la j)ie de leurs pères, ils
en parlent, ils cor»tent la chronique courtillaise,
ils décrivent la fameuse descente du mercredi des
cendres, les plaisirs du temps jadis, et ils sont
heureux ; ils ont fait des preuves d'érudition , lors-
qu'ils vous disent qu'il y a trente ans, c'était
un trait de courage que de remonter le faubourg
jusqu'à la rue Siint-Maur, à onze heures du soir ;
ils nagent dans la joie quand ils ont narré toules
les lugubres histoires du canal du Temple qui n'a
rien à envier au canal Orphano à Venise. Ley eaux
noirâtres du nôtre ont caché presque autant de ca-
i avres
— 236 —
II
Mais puisque nous voulons parler du faubourg
du Temple, parlons -en; ne prenons pas le chemin
des écoliers, ne cherchons pas midi à quatorze
heures.
Savez-vous pourquoi le faubourg du Temple est
un des plus gais, des plus vivants et des moins
pauvres de Paris? C'est qu'il tient au boulevard
du Temple, qui touche au marché du Temple, c'est-
à-dire aux endroits où le peuple s'amuse, où il
travaille, où il s'habille, où il s'enrichit. Aussi
esl-ce un des quariiers les plus amalgamés de la
ville. Voyez donc: le bourgeois y coudoie l'ouvrier,
le comédien, le peintre en décors; par là le sculp-
teur, l'employé, l'auteur dramatique vivent à leur
aise, au centre de leurs affaires. C'est tout un petit
monde que celle grande montée qui commence par
un boulevard et finit par un boulevard. C'est une
sorte de pays-libre, de quarlier latin de la rive
droite. Chacun y vit indépendant, à sa guise, sans
que l'œil du voisin vienne interroger son domicile.
En partant du café Hainselin, rendez-vous des
rentiers, et de la boutique de Bertrand, le mar-
chand de viDSy où vont souper les comédieDs des
— 237 —
petits théâtres et ces dames leurs admiratrices,
jusqu'au fruitier et au pâtissier qui occupent les
deux dernières maisons du côté de la barrière,
l'homme le moins initié à la vie parisienne doit s'a-
percevoir facilement, au nombre des boutiques où
l'on boit et où l'on mange, qu'il parcourt un chemin
conduisant à un pays de bombances toujours renou-
vehes. Toutes les maisons ont leur gargote, leur lai-
terie, leurétablissement de bouillon, leur rogoniiste,
leurmarchrind de liqueurs, prunes et chinois; toutes
ont leur commerce de vins, leur café, leur charcu-
tier, leur épicier, leur restaurant et leur tabagie.
N'est-ce pas un morceau des Flandres? Et tout ce
monde de victuailles fait des affaires, s'enrichit,
élève ses enfants, p;iye ses loyers, malgré la dureté
des temps. Dans ce pays pantagruélique, les femmes
portent des robes à cent mille volants, vont au
spectacle et respb^ndissent fniîchement coiffées der-
rière leur comptoir tous les soirs. Donc le faubourg
du Temple est un bon faubourg; il donne la vie
rabelaisienne à ses habitants, et Dieu sait où l'on
rencontrerait 'ori pareil.
Demandez plutôt à Pessenf lie, l'heureux succes-
seur de Pâssoir? Le faubourg est démoli, le mar-
teau m nicipal abat un quartier entier. Tous les
commerçants se désolent; il leur faut porter au
loin leurs dieux lares, se refaire une clientèle.
— 23R —
S'appnyant sur la réputation du Véfour du quar-
tier, Pajsoir a dit : « Tu n'iras pas plus loin! » et
l'abaiiis vient s'arréler à sa maison. On lui fait un
roin; il aura i ne entrée par deux rues, Sonl-ce
1rs gens qui ont du bonheur, ou les maisons qui
portent bonheur aux gens?
Tel est le lo be or not to be de toutes fortunes
parisiennes.
III
Le père Passoir, le fondateur de cette grande ré-
pulaiion culinaire, était d'obnrd simple marchand
de \ins, mais c'était un homme très-original et que
nous donnerions volontiers en exemple à tous les
commerç mts de Paris. 11 avait l'originalité de ser-
irir ce qu'on lui demandait.
Riez tant que vous voudrez, mais essayez, de-
mandez ce qu vous t'ésirez, après avoir reconnu
les innombrables difficultés que vous aurez à
vaincre, vous verrez que nous ne nous avançons
pas trop eu disant que le père Passoir était un franc
original.
Lorsqu'il commença à donner à df^jeuner aux en-
tre{>reneurs de bâtiments, ses plus assidues prati-
ques, on lui demandait un filet de bœu( l Et lui très-
— 239 —
intelligent servait un filet. Ses confrères riaient à
se tenir les côtes de sa trop grande naïveté.
— Mais, lui disait^oo, avec du faux-filet, ou de
la culotte bien préj)arée, on remplace avantageu-
sement le filet. Fais comme nous, apprends ton
état.
— Puisqu'il y a quelque chose dans le bœuf
qu'on nomme filet, et qu'on me demande du filet,
je sers du filet.
— Bah ! tu n'es qu'un maladroit, un gâte-mé-
tier, tu t'en repentiras.
— Nous verrons, reprenait naïvement le bon-
homme, chacun fait son commerce comme il l'en-
tend.
Il en était de même partout; avec de la chico-
rée on faisait du café; avec tel amalgame savam-
ment combiné, avec une mixture quelconque, on
remplaçait irès- gentiment le vin, fùl-ce même le
bordeaux, qui ne demandait qu'un peu de violette
pour tromper les palais les mieux exercés.
Le vieux marchand laissait dire et laissait faire.
Quant à lui, il n'einploya.l que des marchandises
de première qualité, achetées aux meilb urs comp-
toirs. On voulait du café, n servait du moka ; son
rhum lui venait de In Jamaïque, son eau-iiO-vie de
Cognac, ses vins de Médoc, ou de Beaune, ou d'E-
pernaj» Encore savait-il faire un bon choix.
— 240 —
Qu'est-il arrivé de cette façon naï e d'agir? C'est
qu'aujourd'hui le père Passoir, honoré, respecté,
vit grassement de ses rentes; il fait chaque jour sa
parlie de piquetchez Hainselin, libre de tout soucis.
Deux ou trois autres fortunes ont été faites dans la
maison qu'il a fondée, tandis que les autres, les
conseillers, courent encore la pratique et voient
leurs têtes blanchir dans leurs boutiques solitaires.
Y aurait-il vraiment quelque avantage à être hon-
nête dans ce monde? Espérons-le, grand Dieu!
Quand ce ne serait que pour qu'il se rencontre encore
quelques commerçants qui entendent le commerce
comme ce doyen de l'aloyau et du ragoût de mou-
ton.
IV
Avant de passpr le canal, puisque je dois vous
guider, nous devons nous arrêter au Crocodile^ à
la maison Doistan.
Vous qui venez étudier les mœurs parisiennes, il
faut aller au Croco.
Là se réunissent, de trois à cinq heures, une par-
tie de ceux qui vivent du théâtre. Vous y rencontre-
rei depuis le petit auteur jusqu'au soufïlour, l'ac-
teur et le machiniste, le musicien et le garçon
— 241 —
d'accessoires. Tout ce monde-là vient fralerneile-
ment y chercher de soi-disanls appéiils. Aussi
n'entend-on de tous côtés que cet éternel cri :
— Edmond, une absinthe I
Edmond est un jeune gars dégourdi, qui a fait
son apprentissage au milieu de cette foule artiste.
11 va, il vient, il connaît chacun par son nom et
l'interpelle sans façon. Il s'intéresse aux partie» de
piquet, donne des conseils aux joueurs, et prend
tant de part aux fluctuations du besi ou du remse,
qu'il oublie de verser son absinthe.
Oh 1 l'absinthe ! encore une des plaies de notre
époque. On ne peut se figurer le nombre de gens de
talent qui s'abrutissent, perdent la mémoire, s'em-
poisonnent, se tuent le plus gaiement du monde
avec celte terrible liqueur d'alcool et de-vert de-
gris que nous envoie Pontarlier. De l'aveu de tous
le monde, l'absinthe est dangereuse et n'a aucune
des vertus qu'on lui attribue, et cependant, chaque
annnée, la consommation de ce poison augmente
d'une façon effrayante, chaque jour ofïre quelque
nouvel exemple de ses vertus délétères. Qu'ira-
porte ! on en boit de plus en plus. C'est l'aurait
du gouffre ; il attire l'imprudent qui ose mesurer
ses profondeurs. Notre génération s'est fatiguée de
vivre par la tète, elle veut vivre par le ventre;
elle s'ennuie, elle ne veut plus penser, elle s'éluui'-
— 242 —
dit en croyant se distraire. Voilà pourquoi elle
s'adonne à l'absinthe et au cigare. En cela elle res-
semble aux orientaux adonnés au hatchich et à
l'opium. Elle ne boit plus, ce plaisir s'en est allé
avec la chanson et la causerie, elle s'enivre et elle
hurle. Le vin ne pouvant suffire à ces tempéra-
ments brûlés, ils se sont jetés sur l'acool et l'ab-
sÎDthe. Nous sommes mornes et taciturnes; ou ba-
vards, stupides, diseurs de rien; la gaieté et l'es-
prit nous ont décidément quittés, effrayés de nos
cris.
Au Crocodile, à propos, on n'a jamais su pour-
quoi on avait ainsi baptisé l'établissement, c'est
une fantaisie d'absinthier , au Crocodile donc, si
l'esprit devin seul y abonde, on y a du moins un
avantage, c'est de n'y point rencontrer de buveurs
bruyants, de n'y entendre ni cris ni gros mots.
On s'y grise, on y exagère même un peu le mot
griser ; mais enfin tout cela se fait en gens civili-
sés qui savent vivre.
Si nous voulions nous y arrêter au lieu de pour-
suivre notre route, et de faire une pose au cabaret
des croque-morts, nous écririons tout un article
sur la physionomie de ce cabaret qui ne laissera
pas de devenir aussi célèbre dans l'histoire de notre
siècle que la Pomme-de-Pin et la Bouteille-d'Or Je
sont dans les deux derniers siècles. Ainsi le nom de
— -2i3 —
M. Doistan passera à la postérité, à côté de ceux
des grandes réputations qui s'enivrent chez lui.
Quel honneur ! pour qui ?
Dans dix ans, combien en restera- t-il de ceux
que nous coudoyons aujourd'hui sur le boulevard
et sur les quais? Tout change, tout passe, le son
des cloches funèbres nous l'anDonce ; nos cercueils
sont prêts, ils attendent leur proie. Le nombre des
victimes ne diminuera pas, l'expérience journalière
est là, qui nous le dit. Mais il n'y a pas de ville où
le spectacle de la mort ne fasse moins d'impres-
sion ; on est accoutumé aux enterrements , qui veut
être pleuré après sa mort ne doit pas mourir à
Paris. L'on y regarde passer un convoi avec une
indifférence vraiment superbe.
Cela se passe assez gaiemeut dans le monde (dia-
logue entendu).
— Vous savez, dit une dame, ce pauvre M. Ber-
nard est mort. — Pique.
— Je coupe, cœur; que me dites- vous là? —
C'est épouvantable !
— Vous jouez trèfle , madame ; — c'était un
honnête homme ; de quoi est-il mort?
— 244 —
— Carreau. — Il s'est avisé de mourir subite-
meiji.
— Je reprends. — C'est encore heureux, ses
héritiers n'auront pas de médecins à payer. — Et
passe carreau.
Et la partie continue; M. Bernard et ses vertus
alternant avec les atous et l'imijénal d'as. Caries,
ce n'était pas à cet honnête citadin qu'on s'intéres-
sait le plus. 11 est vrai que la même indifférence
attend ces mêmes joueurs demain, peut être.
Le célèbre Bicliai, auteur du livre de la vie et la
mort a une rue qui porte son nom au faubourg du
Temple. C'est là qu'est située l'administration gé-
nérale des pompas funèbres, en face de la rue Cor-
beau, près l'hôpital Saint-I.ouis. On chercherait
vainement des noms, un voisinage mieux appro-
prié à la chose. IjPs voituies sortent par la rue Ali-
bert. Encore un médecin. Cela ne semble-t-il pas
une lugubre ironie?
Le rendez-vous des croque-morts, est chez un
marchand de vins, au coin delà rue Corbeau ! Ahl
nous nous plaignions tout à l'heure de notre gaieté
qui s'en va ; c'est là qu'on rit , c'est là qu'on chante ,
c'est là qu'on s'amuse. Le croque-mort est d'un
naturel grivois, il aime le vin, le jeu, les belles,
comme un choriste de Robert le Diable, il les
chante à tue-tête, et quand l'ouvrôge ?a bien, il les
— 24a —
fête avec joie et plaisir. Il plaisante avec grâce, il
conte la gaudriole, il sait Thistoire de toutes ses pra-
tiques ; il répète gaiemeut son refraia habituel :
Monsieur le mort, laissez vous faire,
11 ne s'agit que du salaire.
Car il sait calculer. Il faut bien vivre, liélas ! Si
on ne meurt pas plus gaiement à Paris qu'ailleurs,
on y enterre du moins avec joie. Cela fait toujours
plaisir.
V!
Figurez-vous une prande, immense salle, peuplée
d'une population tout de noir habillée , absolu-
ment comme les quatre-z-officiers de M. Mal-
borough. Les tables sont aussi de marbre noir, sans
doute pour ne point jurer avec les costumes des con-
sommateurs. L'aspect général du lieu est d'ailleurs
convenablement lugubre; et il faut tout l'esprit de
messieurs les croque-morts pour l'égayer un peu.
Ma foi, la vie des gueux mérite d'être observée de
près ; ou y découvre de la franchise, et les pas-
sions qui sont à nu ont une originalité piquante,
nous avons assisté au fameux souper de la Tous-
saint. 11 faut l'avouer cela ne se passe pas autremeni
— 246 —
que dans les autres corporations, fût-ce même celle
des agents de change. C'est auosi bruyant, les pro-
pos n'y ont pas de suite, et les convives semblent,
comme partout ailleurs, se deviner plutôt que de
converser ensemble : seulement, au lieu des vins
frappés à la glace et servis dans des carafes de cris-
tal taillé, ce sont des brocs qu'on porte et du ca-
chet noir qu'on demande. Mais hélas! là aussi, ils
ne font que paraître sur la table, et ils ne sont déjà
plus. Les dames, car elles assistent à cette agape
fraternelle ne cèdent en rien leur part aux hommes,
elles boivent, fument, mangent et allaitent leurs
enfants tout à la fois. Les chiens mêmes sont de la
partie, et s'est à qui leHr fournira la pâtée la plus
abondante. Ces braves gens aiment singulièrement
leurs chiens; ils les embrassent et leur parlent avec
une aiïeclion sentimentale que n'a pas la plus jolie
femme pour son king-Charles.
Ces gens ont le bonheur de ne connaître ni la dis-
simulation, ni l'hypocrisie. A la moindre contra-
diction, le visage des femn)es se tuméfiait, uneautre
parlait avec euiporlemenl; mais les hommes cédaient
constamment à la voix de ces femmes. Ce n'est pas
à dire pour cela que la soirée se soit passée sans
rixes, sans combats et sans horions ; non, plus
d'un œil a dû porter le lendemain l'empreinte des
mains vigoureuses qui le rencontrèrent sur leur pas-
— 247 -
sage. Mais cela se passait en famille, et une dame
ayant pris un homme au collet, et le secouant si
vigoureusement, son voisin calma tout à coup sa
colère en lui disant :
— Assieds-toi, c'est une femme qui parle.
Puis vinrent les chansons à boire et les rondes
de table Les femmes criaient des airs surannés, el
les hommes écoutaient. Ces chants étaient pour a
plupart composés d'une multitude de mots bizarres,
espèce d'argot à l'usage de certains chansonniers
de ces derniers temps. Ils avaient un caractère de
liberté absolue, et leur idiome grossier rendait faci-
lement toutes leurs idées. Ce langage est précis,
énergique, et S'» fait parfaitement comprendre.
Le repas dura plus de dpux heures, non comme
des affamés, mais comme des gens qui s'amusent.
Tout se consomme à Paris, la chimie a beau ôécora-
poser les aliments frelatés et nous parler de ses gaz ;
l'estomac robuste ne connaît pas tous ces nouveaux
systèmes, vrais ou faux, utiles ou erronés. La déli-
catesse ne régnait pas parmi eux, mais il y avait
profusion. Eux qu'on ne croirait devoir commander
à personne, ils se faisaient servir d'une voix impé-
rative, et le garçon était vertement admonesté lors-
qu'il n'avait pas répondu à la voix d'une de ces
dames ensevelisseuses.
Les petits brocs se succédaient sans interruption.
— ïîiS —
on en demandait de tous côtés jusqu'à dix à la fois,
les litres d'eau-de-vie se montraient aux deux bouts
delà table, tout s'emmêlait, les conversations et les
verres, les chansons et les disputes; on jurait, on
criait, les chiens hurlaient, les enfanls piaillaient
c'éiait un tohu-bohu à ne plus rien comprendre, on
dansaitet Ton tombait sousla table. Etourdi du bruit
et suffoqué d'une odeur désagréable, nauséabonde
de viande, de vin et de ménagerie, je quittai la
place.
Vil
Un peu plus bas, chez Soulier, est une population
bien autrement corieuse, se sont les carapatas ou
MARINS DE LA VIERGE MARIE, parce qu'ils uc courent
jamais aucun danger, espèce de race amphibie qui
ne vil que sur les canaux. Les voyageurs étonnent
beaucoup no» bons badauds en leur disant qu'en
Chine il existe une race d'hommes qui naissent, vi-
vent, et meurent sur l'eau, qui n'a d'autre do^nicile
que son bateau. H faut entendre les lamentations
qui se poussent à propos de la misère de ces inter-
:essanis Chinois; comme on les plaint, que leur sor*
estatfreux! Dieu! leurs femmes ! hélas! leurs pau-
vres enfants! Cela fend le cœur ; rien que d'y penser,
— 240 —
madame est émue, sa sensibilité se révolte, sa géné-
rosité met le nez à la fenêtre, et elle pose gravement
son nom, celui de son mari, ceux de ses enfants,
elle force sa bonne à mettre le sien sur une des in-
nombrables listes de cette fantastique souscription
qu'on promène depuis cent ans d'un bout de l'Eu-
rope à l'autre, pour le rachat des malheureux petits
Chinois.
Comment peut-il y avoir encore des Chinois plus
ou moins intéressants à racheter, quand avec l'ar-
gent qu'on a donné, on aurait pu acheter la Chi -
ne entière ? Ceci est un mystère qu'il ne ferait peut-
être pas bon de trop approfondir. Ne faut-il pas que
chacun vive de sou état, même lorsqu'il s'occupe
d'œuvres pies !
En France on adore les misères d'outre-mer, on
n'a de larmes que pour les misères transatlantiques,
la philanthropie aime beaucoup à décrire ce q -'elle
n'a jamais vu. Cela pose, cela fait une réputation,
cela coûte très-peu, et cela rapporte beaucoup.
Ouant aux choses navrantes que nous avons sous les
yeux aux enfants qui meurent de faim près du cada-
vre de leur mère, morte de besoin, aux vieillards
sans lit et sans pain, relégués dans des greniers in-
fects, aux infirmes, aux aveugles, à toute cette race
de gueux parlant notre langue, vêtus de lambeaux,
montrant leur face hideuse à tous les coins, on les
— 250 -
abandonne à la charité publique. C'est assez bon
pour de telles gens, ne rapportant jamais ni hon-
neurs ni profits.
A Paris nous avons une population entière pour
le moins aussi curieuse que toute la nation chinoise
à la fois. Elle ne connaît aussi que ses bateaux, elle
s'y marie, elle y meurt, elle y vit. Ce sont les
Carapatas. Il est vrai qu'elle travaille avec courage,
qu'elle ne demande jamais rien à personne, et qu'elle
ne fait pas racheter ses enfants, qui sont tous
gras et joufflus, bien portants et joyeux, espiègles
et mutins. Que diable voulez-vous qu'on soit inté-
ressant avec cela ? Et d'ailleurs pourquoi est-elle
si près de nous ! Est-ce qu'on regarde ce qu'on
coudoie à chaque instant ?
Les mœurs des Carapatas sont des mœurs à part
qui ne ressemblent à aucunes mœurs connues à terre.
Ce sont les hommes de l'eau, ils ne comprennent
qu'elle; ils l'aiment d'un amour sincère ; n'est-ce
pas elle qui les fait vivre et leur fait boire du vin ?
Ils sont plus fanatiques de l'eau que les matelots ;
ils s'ennuient dès qu'ils ont mis le pied hors de leurs
bateaux; ils savent à peine le nom des villes qu'ils
traversent ; mais ils connaissent les cabarets, car
leur profond amour de l'eau ne nuit nullement à
celui qu'ils professent pour le vin. Pour eux le&
villes sont le grand Saint-Martin, le Soleil-d'Or, le
— 251 —
Cheval-Blanc, l'endroit où Ton vend du meil-
leur.
On est vraiment étonné lorsqu'on voit ces im-
menses bateaux du Mans, grands comme des bateaux
de l'Etat, conduits par un homme et sa famille, com-
posée d'une femme et de deux ou trois enfants en
bas âge, traverser les écluses, traînés par un seul
homme, venir prendre quai devant un de ces nom-
breux magasins du canal du Temple, vastes comme
des villes.
VIII
A côté du Carapata, actif et laborieux, voici
venir, le dimanche, l'Estelle et le Némorin de la
rue Saint-Denis. Ce sont de bons et paisibles bou-
tiquiers, des ouvriers tranquilles, qui louent dans
le haut du faubourg, dans une de ces maisons
connues sous le nom de Cours; un petit carré de
jardin, grand deux fois comme un mouchoir de
poche, et qu'ils viennent cultiver de leurs mains.
C'est-à-dire qu'ils y transplantent des fleurs ache-
tées aux divers marchés aux fleurs de Paris. A dix
lieues à la ronde, on ne connaît de fleurs que celles
qui s'achètent à Paris, pour orner les parcs et jar-
dins de la campagne.
— 252 —
Le petit bourgeois est fanatique de son petit
jardin et de ses petites pianles, elles lui coulent
cent fois plus d'argent à soigne»' que s'il les ache-
tait chaque samedi au quai pour les faire trans-
porter le dimanche à son petit carré de terre. Il est
obligé de payer un homme pour les arroser, heu-
reuxencorequand iln'est pas obligé de payer unpor-
teur d'eau pour emplir ses arrosoirs. Mais aussi,
avec quelle; joie ne revêtira-t-il pas la blouse et le
chapeau de paille le dimanche, pour y conduire sa
famille et ses amis! C'est avec un véritable senti-
ment d'orgueil qu'il offrira un bouquet de deux ou
trois fleurs aux dames de sa société. Et quel bon-
heur incompréhensible de pouvoir dire chaque
jour à son voisin : Voici un beau temps pour ma
vigne, mon poirier se ressentira de celte chaleur;
j'aurais pourtant besoin de monter à mon jardin
pour voir si mon jardinier a arrosé mon rosier et
77J^« œillets. Car la plupart de ces propriétaires ont
plutôt des propriétés pour en parler que pour en
jouir. C'est pour eux une vanité satisfaite, un
moyen de causer avec leurs amis et de leur faire
envie. Que n'envie-t-on pas aux autres ! hélas ! J'ai
connu un officier qui a passé toute sa vie à envier
à un sergent invalide, un vigoureux coup de sabre
que lui avait donné, en plein visage, un cuirassier
russe, à Eylau. Il se trouvait malheureux d'avoir
— 253 ~
été trente ans militaire, sans avoir pu recevoir
un aussi beau coup de bancal.
Le Parisien passe son existence à rêver le bon-
heur des ch.imps, les clairs ruisseaux et l'innocence
du vilbge. Il travaille vingt anspoui s'acheter une
petite maison blanche à volets verts, dans quel-
qu'une de ces agglomérations qu'on fait par sou-
scription aux environs de Paris; puis, lorsque ses
vœux sont bien accomplis, qu'il n'a plus rien à
désirer, il se m^^t à regretter le ruisseau bourbeux
de sa rue, le mal du pays s'empare de lui, il se
défait à n'importe quel prix de son cottaç;c, et il
revient tout triomphant faire sa partie de dominos
au café de son quartier. Il dit pis que pendre delà
vie de ces pays monotones, des bois et du cham-
pêtre, du village et des villageois, et il s'écrie en se
rengorgeant :
— Enfin, je n'ai trouvé le calme qu'au sein des
villes, au milieu du bruit. Heureux de son anti-
thèse, il jure, mais un peu tard, qu'on ne l'y pren-
dra plusé Car il est guéri de sa folie.
234 —
IX
Et ma foi! il a parfaitement raison. Il n'y a per-
sonne au monde qui ait moins les goûts champêtres
que moi. Je préfère un coin du ciel vu par la
fenêtre d'une mansarde aux plus beaux paysages.
Je ne comprends la belle nature qu'au Luxembourg
ou bien au Jardin des Plantes. Quant à la cam-
pagne, Ménilmonlant et Montmartre sont mes
montagnes; les bois de Vincenoes et de Boulogne
mes forêts. Mon rêve n'a jamais été de vivre parmi
les poules et les canards, je les préfère à la Vallée
tout préparés. Quand on a vécu dans cet atmo-
sphère de Paris, au milieu de cette lutte incessante,
il vous faut le bruit, le tapage et l'animation des
(grandes foules.
Aussi conçois-je très-bien que le Parisien pur
sang regrette tous les vieux et bruyants usages de
sa bonne ville, qui tendent chaque jour à s'effacer
déplus en plus. En effet, qu'est devenu notre bon
vieux carnaval avec ses cavalcades, ses chie-en-lits
en guenilles, ses plaisanteries, qui toutes étaient
au gros sel avec accompagnement de moutarde. Et
les attrapes, ces bêtises du peuple de Paris, qui
consistaient à appliquer aux mantelets noirs des
— 255 —
vieilles femmes qui sortent des prières de quarante
heures, des plaques blanches en forme de rats, à
leur attacher des morceaux de drap ou de papier
rouge ; et ces pièces de monnaie clouées au pavé ;
enfin, tout ce qu'on peut imaginer de plus bête,
divertissait infiniment tous ces grands enfants.
N'oublions cependant pas la plaisanterie du mar-
mot, qui se faisait à tous les carrefours. On fagotait
un enfant postiche, il avait le dos tourné, le corps
baissé, il semblait vouloir ramasser à terre une
pomme tombée de sa main, vous passiez, et, voyant
l'attitude embarrassée de l'enfant, vous ramassiez
la pomme et la lui présentiez. Aussitôt, vous étiez
en butte à mille quolibets, plus saugrenus les uns
que les autres. C'était là un des grands plaisirs du
peuple le plus spirituel du monde. Des attrapes, il y
en a de toutes sortes. On se souvient de l'éternel
homme en chemise, moutardier ambulant, que
suivaient d'autres masques, s'empressant avec des
morceaux de boudin, d'aller puiser de la moutarde
au derrière de cette chemise. Et les cris perçaient
la nue, on applaudissait à toutes ces plaisanteries.
Ce n'était peut-être pas très-attique, mais cela
faisait rire.
La grande chose du carnaval était la promenade
en voiture et les chevauchées du boulevard, qui
devaient se retrouver le lendemain à la descente
— 256 —
de la Courlille. Ah ! la descente de la Courlille,
c'étaient là les vériiables bacchanales du peuple fran-
çais ! Quelle cohue, quelle mêlée, que de cris, que
de bruit Ides pyramides d'hommes et de femmes
grimpés sur des calèches, s'apostrophanl d'un côté
de la rue à l'autre, toute une ville dans une rue.
Aussi, quelles poussées, quelles orgies! Ah! oui,
rappelons nos souvenirs et parlons-en I
En perdant la descente de la Courtille, le carna-
val populaire a perdu son plus beau fleuron. C'é-
tait une folie, une frénésie, nous le voulons bien ;
mais c'est de cela qu'on pouvait dire, sans crainte
d'être taxé d'exagération, que tout Paris y était.
Tout le monde disait c'est infâme, c'est ignoble,
mais le plus beau monde, les duchesses en domi-
nos, et les impures court-vêtues, dans leurs atours
débraillés, lescourtisanesen poissardes effrontées, et
les bourgeoises en paysannes ou en laitières suisses,
s'empressaient, dès qualres du malin, de quitter
les salons de l'Opéra, les bals de souscription, ceux
des théâtres, et même, faut-il le dire, les bals offi-
ciels ! pour y courir.
C'était la bacchanale moderne; on en parlait tant
— 257 —
et tant, qu'on venait de province et de Télranger
pour y assister. 11 n'y avait pas de beau carnaval
sans une bruyante descente de la Gourtille; toutes
les fenêtres étaient louées un mois à l'avance, on
les payait un prix fou. Jamais cérémonie officielle,
défilant le long du boulevard, ne pourra lulter avec
cette grande fête annuelle de la population pari-
sienne. Que de familles ont vécu des mois entiers
et payé leur loyer d'une année avec la location de
leurs fenêtres ! Les propriétaires des grands terrains
du faubourg, qui n'était presque bâti que jusqu'un
peu au-dessus du canal, faisaient construire des
tentes et des estrades pour ce jour-là. C'était la
foire du quartier; en ce jour de bombance et d'or-
gie, les cabarets regorgaient de monde, il y en avait
partout, même sur les toits; on ne voyait que des
têtes, et tout cela criait, hurlait, s'aspergeait de vin.
Les voilures montaient chargées de masques, et
mettaient trois heures pour aller du boulevard à la
barrière. Longchamps était dépassé de cent cou-
dées.
Celte fête était tellement populaire, que les
ouvriers économisaient sur leur paye pendant toute
l'année pour bien finir leur carnaval. On se jetait
des bonbons d'une voiture à l'autre ; puis venait le
tour des œufs pleins de farine, car les patronnets et
les marmitons, au lieu d^ briser les œufs dont ils se
n
— 2o8 —
servent dans leur métier, y faisaient un simple
petit trou par lequel s'échappait le contenu, puis
ils remplissaient les écailles de farine et les ven-
daient beaucoup plus cher qu'ils n'avaient coûté à
leurs patrons. C'était une industrie qui rapportait
^^s sommes folles à tous les gamins des restau-
rants et des pâtisseries.
Mais quand on avait épuisé ces œufs d'attrapes,
comme il fallait encore se jeter quelque chose, c'é-
tait de nécessité, on se jetait à la tête des œufs frais
ou non frais, tant pis pour ceux qui les attrapaient.
D'autres aspergeaient les piétons avec des sacs de
farine blanchissant tout les passants; ceux qui n'a-
vaient pas le moyen de se procurer de la farine, ou
de la poudre répondaient avec du plâtre; puis venait
le tour des projectiles ; les pommes cuites commen-
çaient, on dévalisait en un instant les charrettes des
marchands ambulants, les boutiques des fruitières;
les fruits et les légumes crus succédaient, on se
canardait avec tout ce qui tombait sous la main,
jusqu'à la boue des ruisseaux. C'était une véritable
guerre intestine, bienheureux si quelque malin,
emporté par son ardeur, n'envoyait pas des pierres
et des tessons de bouteilles. Cependant, justice
était bientôt laite dépareilles gens. Un fort de la
Lalle déguisé en poissarde, ou quelque hardi gail-
lard en costume de prince espagnol descendait de
— 259 —
son char, se posait en vengeur, et corrigeait l'en-
tliousiasle sur l'heure el sur le lieu. Il élail tacite-
meni défendu de se fâcher, mais il était permis de
se horionner.
C'était aussi le temps de ce qu*on appelait les
engueulemenls. On s'engueulait d'une voiture à
l'autre; de fenêtres à voitures, de piétons à fenê-
tres; chaque société avait son ou sa forte-en-gueule,
espèce de crécelle à poumons d'acier chargée de ré-
pondre à tout le monde, d'arrêter la foule par ses
propos de haut goût et les dialogues grivois qui
s'établissaient entre camarades. Car le suprême du
genre était de diviser la bande dans deux voilures
et de s'échanger les plus plus jolies choses du
monde en une sorte de conversation et de style
poissard. On se donnait la réplique comme au
théâtre, et jouait une pièce gratis pour les badauds
de la rue. Ces conversations se composaient et s'ap-
prenaient par cœur longtemps à l'avance. On trouve
encore sur les quais certains exemplaires du Caté-
chisme poissard ou l'art de s'engueuler propretnenf
en société sans se fâcher, qui, 's'ils ne sont pas très-
spirituels, sont du moins curieux comme genre de
littérature populaire et quelquefois fort drôles.
Cela se vendait par milliers d'exemplaires dans les
rues pendant toute la durée du carnaval.
C'était uûe sorte de langage par assonnances.
- 260 —
n'ayant aucune prétention à la raison, exagérant les
rimes, imitant de très-loin le vers, et dont Vadé
lut l'inventeur au dernier siècle. Un de nos plus
spirituels écrivains, M. Léon Gozlan, en a fait une
fort heureuse imitation dans une pièce jouée aux
Variétés en 1848 ou 49.
XI
Le carnaval riche, celui qui s'est promené pen-
dant les trois jours gras en voiture à qualre che-
vaux sur le boulevard, s'emparait au petit jour du
restaurant des Vendanges de Bourgogne, dont on
avait loué les salons et les cabinets longtemps à
l'avance. C'éiait devant les fenêtres de l'établisse-
ment qu'on venait surtout parader pour voir le fa-
meux milord l'Arsouille La maison était située au
coin du canal, à la place où se trouve aujourd'hui
Soulier, marchand de vins, renommé dans tout le
quartier pour ses escargots à la bourguignonne.
Elle était immense; on a bâti sur son emplacement
einq ou six grandes maisons à six étages avec
cours.
Là, le combat changeait d'aspect, on jetait des
dragées et des oranges aux dames, on inondait les
hommes avec des Ilots de Champagne et l'onrépon-
— 261 —
dait aux projectiles par des écailles d'huîtres et des
assiettes encore pleines des morceaux du déjeuner.
Car la mode était dans ce temps-là de tout casser
après chaque repas, vaisselle et meubles, el de tout
jeter par la fenêtre, en faisant voler les vitres dans
la rue. Le traiteur en était quitte pour ne servir ce
jour-là que les assieties ébréchées et les plats écor-
nés qu'il portait sur la carte comme sortant de chez
le porcelainier. C'était une façon commode de re-
nouveler son mobilier à peu de frais.
Un jour le père Passoir eut toute la devanture
de sa boutique enfoncée par une cavalcade entière
qui y entra et vint se faire servir le Champagne à
cheval, au milieu de sa salle, en brisant tout ce
qu'elle rencontrait, tables de marbre, glaces et
verrerie.
Personne ne fut effrayé, personne ne s'y opposa,
on était habitué à ces excentricités et Ton savait
que les fils du premier empire ne marchandaient
jamais leurs plaisirs et ne faisaient pas d'écono-
mies. Ils se ruinaient le plus gaiement el le plus
bruyamment possible. Us avaient hérité de leurs
pères d' une prodig;ilité géante, et ils en usaient en
vrais fous qu'ils étaient. Nous n'étions pas encore
arrivés aux jeunes gens rangés, calculateurs et crou-
piers de la Bourse.
C'était une nouvelle société qui prenait posses-
-ces-
sion de la France ; elle s'amusait à corps perdu,
sans arrière-pensée, en véritable vainqueur. La ré-
volution de juillet venait d'avoir lieu, on était si
heureux d'être libre qu'on ne pensait qu'à jouir de
cette bonne liberté.
XII
On se minait pour se costumer, on mettait tout
au Mont-de-Piété, sans penser au lendemain. Ah !
bien oui, demain, disait-on, il ne viendra jamais;
amusons-nous d'ubord, nous verrons après. On était
dans un enivrement que tout le monde partageait.
Les riches faisaient des folies, les pauvres les imi-
taient, personne n'avait rien à se reprocher.
Un artiste aujourd'hui très-célèbre partit le sa-
medi avec tout l'alelier où il travaillait ; les deux
premiers jours, ils dépensèrent tout leur arjjenl.
Il fallait cependant faire mardi-gras et enterrer
mercredi des cendres. Comment faire? Il n'y avait
qu'une visite à ma tante qui pût vaincre la difficulté.
On fit un paquet général des har;ies de toute la
bande, et l'on alla frapper à la porte du commis-
sionnaire au Monl-de-Piété. 11 prêta; on s*amusa à
la Cûurlille tout le jour, on dansa toute la nuit, on
fit la pose obligée chez Olivarî et chez Passoir en
— 263 —
descendant le lendemain. Mais il fallait aller tra-
vailler le jeudi. C'était là le difficile; comment se
rendre à l'atelier? Tout le monde était, qui en
paillasse, qui en pierrot, cet autre en malin ; l'un
avait pris un costume poissard, et cet autre une
longue soutane de frère ignorantin; car, après 1830,
on £6 déguisait beaucoup en Basile, en haine des
Jésuites; ces imprudents travaillaient à la frise de
la Madeleine.
Leur frère ignorantin fut leur providence; il se
dévoua, il alla chercher de l'ouvrage, il eut le
bonheur d*en trouver, et la rue fut fort étonnée de
voir tout un atelier de sculpteurs, de ciseleurs et de
modeleurs, travailler sans relâche huit jours durant
en grands costumes de masques. On fit tant et si
bien qu'en huit jours, chacun put rentrer dans son
vêtement naturel et renvoyer le costume au loueur.
Ce fut encore le digne frère qui se présenta pour
rapporter l'ouvrage et courir bien vile au grand
clou de la rue de Paradis. Lorsqu'il revint, c'était
fête. On était délivré de la prison du carnaval.
Vous croyez peut-être que cette leçon leur pro-
fita! Baste! trois semaines après, ils faisaient la
mi-carême, et notre artiste passait huit jours à la
Madeleine en turc d*enseigne, il avait recommen<ié
la même fête.
— 2G4 -
XIII
Un nommé Olivari, de Marseille, ancien figuran»
danseur du Cirque, avait élabli un restaurant au
faubourg, à l'enseigne du Bœuf provençal. Lui
aussi, c'était un original. Il avait la manie de faire
fortune pour voyager et voir du monde. C'était d'ail-
leurs un très-aimable garçon; il avait su attirer
chez lui la société des artistes. Aux jours de folie
orgie, il faisait une concurrence souvent avanta-
geuse aux Vendanges et à la maison Passoir; car
les sociétés qui occupaient ces trois maisons étaient
Irès-distinctes. Passoir avait les entrepreneurs, les
commerçants en goguettes et les riches Israélites
du quartier; on s'y connaissait, on se réunissait là
en voisins. Les Vendanges étaient occupées, comme
nous l'avons dit, par les fils de famille, ceux que
les bourgeois nomment des bourreaux d'argent; et
Olivari avait ses artistes peintres, comédiens, gens
de lettres. C'était comme on le pense bien un assaut
de folies et d'excentricités entre les trois genres de
consommaleurs. Si les uns avaient plus d'esprit,
les autres avaient plus d'argent.
Un jour un grand seigneur s'avisa de jeter de
Targent au peuple, du balcon des Vendanges. Ce fut
— 265 —
une cohue hideuse à voir dans la rue; des furieux,
des enragés, le visage sanglant et couvert de boue,
se précipiièrent sur le pavé à se rompre bras et
jambes, pour ramasser la pièce de monnaie n'im-
porte où elle était tombée; fût-ce même sous les
pieds des chevaux. C'était une masse qui tombait
et se relevait comme des énormes marteaux de fer
qu'on voit dans les forges et qui écrasent tout sur
leur passage.
La chose eut un succès immense; c'était là tout
à fait une plaisanterie aristocratique; aussi toute la
matinée ne vit-on que des imitateurs des largesses
de milord l'Arsouille, car tout ce qu'on faisait
d'excentrique était à l'instant même attribué au lord
Arsouille. On ne prête qu'aux riches, dit un pro-
verbe qui par hasard n'est pas menteur.
Les habitués de Passoir ne voulant pas rester en
arrière brisèrent la devanture de la boutique et se
mirent à verser à boire gratis à tous ceux qui vou-
laient. Alors ceux d'CHivari firent dresser toutes les
tables, parer tous les salons et les cabinets, et arrê-
tant le monde de force dans le faubourg ils offrirent
un déjeuner et un bal forcé à tous les masques
qu'ils purent rencontrer.
On voit que d'un côté et de l'autre on savait asser.
proprement faire danser les écus et jeter passable-
ment l'argent par les fenêtres.
— 200
V
Toat est bien changé. Olîvarî est mort, les Ven-
danges ont disparu, Passoir est un bon bourgeois,
sa seule maison garde son immense renommée.
Mais les excentricités de l'ex-danseur lui ont fait
une telle réputation, qu'on en parlera longtemps
encore dans le quartier où il a laissé les meilleurs
souvenirs. Sa manie de voyager était poussée si loin,
que lorsque les affaires allaient bien, il prenait de
l'argent, et, sous le prétexte d'aller à Bercy ou à
l'Entrepôt, faire ses achats, il partait; deux, trois,
et parfois six mois s'écoulaient sans qu'on en eût de
nouvelles. Sa femme ne s'en inquiétait pas, elle
faisait ses affaires, tenait son comptoir, gourman-
dait son chef et ses garçons, remplaçait même avec
avantage son mari. Elle le connaissait, et était, (îès
longtemps, habituée à ses escapades.
Si on lui demandait des nouvelles du volage,
elle répondait naïvement : « Je ne sais pas s'il est en
Espagne ou bien à Marseille, peut-être en Angle-
terre. »
Olivari rentrait un beau matin, était fort étonné
de ne pas voir son couvert à la table du déjeuner,
se faisait donner une assiette, prenait place, man-
— ^67 —
geait comme quatre, et il n'y avait pas d'autre ex-
plication, tout était dit. Jamais sa femme ne lui fit
un reproche, jamais il ne lui dit quels pays il
avait visités dans ses excursions. Ils faisaient ainsi
le meilleur ménage connu.
XV
Noire voyageur était d'une adresse presque in-
croyable; il excellait dans tous les exercices du
corps; c'était une f-çou de chevalier de Saint-
Georges.
Un jour l'idée lui vint, après avoir lu sans doute
fe célèbre livre de M. Maldan, VArl d'élever les la-
pins et de s'en faire 3,000 livres de renie, d'acheter
une petite maison dans le haut du faubourg, avec
un petit jardin, presque sur le mur de ronde, d'eti
faire une sorte de salle d'armes et d'y élever des
lapins. Il n'avait cependant pas, il faut le dire, la
prétention affichée par le célèbre écrivain Maldan.
11 voulait seulement posséder un petit pied-à-terre,
un petit vide-bouteille pour se distraire avec s?s
amis en cassant de temps en temps le col à un de
ses élèves après un assaut.
Pendant quelque temps les lapins croissaient et
multipliaient à plaisir ; il les comptait chaque jour;
— ïr68 —
il les caressait d'un œil de propriétaire; il les soi-
gnait et les choyait. Ses lapins faisaient sa joie,
quand, un jour, il s'aperçut que le nombre avait
diminué; les plus beaux, les plus gros avaient dis-
paru. Il s'en inquiéta; il crut qu'ils avaient creusé
un terrier; mais, malgré toutes ses recherches, il
ne put rien découvrir. Quelques jours après le
même phénomène se renouvela. Cela devenait fan-
tastique.
Olivari, qui était brave, voulut éclaircir le fait; il
établit un affût et vint passer la nuit près de la ca-
bane aux lapins.
H y avait déjà trois jours que duraient ses veil-
lées, quand une nuit, il vit un grand et solide gail-
lard enjamber son mur et venir sans façon, en pre-
nant bien son temps, choisir parmi ses chers élèves,
ceux qui lui convenaient le mieux. Il sortit furieux
de sa cachette, et, prenant le voleur par le bras, il
lui dit :
— Ah! misérable, c'est toi qui vole mes lapins;
je pourrais te livrer à la justice, mais non, tu me
ferais encore perdre mon temps à témoigner; tiens,
gredin, défends ta vie, car je veux me faire justice
moi-même.
En disant ces mots, il jetait une épée au voleur,
se mettait en garde et attaquait. Mais le gredin
était un gaillard qui avait fait un congé aux compa-
— 269 —
gnies de discipline : il y avait été prévôt de pointe,
contre-pointe, canne et chausson; il maniait Tépée
i^n vrai soudard; il chargea notre propriétaire qui
loinpit, et s'aperçut qu'il avait alTaire à l'orle partie.
Mais, par un dégagement heureux, il perça l'épaule
de son adversaire, celui-ci poussa au cri, laissa
tomber son épée en demandant merc*. Olivari, en
vainqueur généreux, voulait simplement le jeter à
la porte après sa victoire. Hélas ! le vaincu avait
perdu touto connaissance ; il était couché inanimé
sur le terrain, et le sang sortait à gros bouillons de
ses plaie». Voici notre homme bien embarrassé; il
transporte son voleur dans sa maison et s'occupe
de le faire revenir à lui ; puis, il fallut le panser:on
ne peut cependant pas jeter un chrétien tout san-
glant sur le pavé.
Si Olivari était bon tireur, maître en fait d'armes,
il était très-mauvais chirurgien, si bien qu'il passa
toute la nuit auprès de son voleur à essayer tous les
moyens d'arrêter l'hémorrhagie. Au jour, il fut bien
heureux de lui remettre un louis dans la main, en
lui disant :
— Va-t'en te faire pendre ailleurs.
— Ah ! monsieur, s'écria le gredin, vous êtes un
brave homme, et si dorénavant on vous vole vos la-
pins, ils auront affaire à moi.
— ^e te remercie de ta bonne intention, mais je
— 270 —
jure que sera bien fin celui qui me prendra à vou-
loir eiK ore me faire justice moi-même et à élever
des lapins.
Le lendemain, en effet, on lisait en tête de la
carte du jour du Bœuf provençal : gibelotte de la-
pin. Les élèves du patron avaient été sacrifiés, ils
lui coùtaieni trois fois le prix de ceux qu'on achète
au marché.
XVI
Un article intitulé le Faubourg du Temple, se-
rait parfaitement incomplet, si on ne parlait pas
des célèbres bals Chicard, qui, pendant cinq ou
six ans, ont tant occupé Paris, la province et l'é-
tranger ; si on ne s'occupait pas de l'ancienne
Courtille et de ses salons, des grandes batailles
qui s'y donnaient, et faisaient la joie de nos devan-
ciers; et enfin, des personnages célèbres qui fré-
quentaient le lieu. Et d'ailleurs, il a été trop sou
vent, dans ce travail, question de milord l'Arsouille,
pour que nous ne fassions pas faire à nos lecteurs
la connaissance de ce personnage fantastique, qui,
pendant dix ans, occupa tous les bourgeois de Pa-
ris, et qui aujourd'hui encore est resté à l'état lé-
gendaire.
— 271 —
XVII
)
LE BAL CHICARD
Faut-il nous écrier avec l'aigle de ûleaux ; Le car-
naval se meurt, Chicard est mort !
« Non, non, Chicard n'est pas mort, car il vit
encore, » nous répond tout un chœur de joyeux
drilles; Chicird, le grand Chicard, Thomme-danse,
l'époux, en pas mal de noces, de la Terpsichore
faubourienne, le successeur direct des Jérôme
Carré et des Cadet Buteux, ce digne écuyer de
VaiJé et de Désaugiers, Tamant chéri de I\Ianon
Giroux et de Fauchonnelte, ne meurt pas ainsi. Petit
bonhomme vit encore, seulement petit bonhomme
est passé à l'état de personnage burlesque et légen-
daire. 11 a laissé un nom, mais qui sait ce qu'il a
fait? Quelques érudits à peine. On est obligé de
chercher son nisloire dans les livres, absolument
comme s'il s'agissait de ce bon M. de la Palisse. El
Chicard vit encore !
Tout le monde sait du moins que M de la Pa-
lisse est mon, qu'il est mort de maladie, et qu'un
quart-d'heure avant sa mort il était encore envie.
M«ûs Chicard, où est Chicard 2 A-t-ii eu un
— 272 —
chantre de ses hauts faits, comme le vaillant guer-
rier du quatorzième siècle? Non, il n'a même pas
eu l'honneur d'une complainte comme le sire de
Framboisy. et Chicard vit encore!
Oh! ingratitude humaine! oh! gloire! oh! re-
nommée! Allons poètes, à vos élaux, aux établis,
limez, rabotez un chant, une chanson, un poème,
une ode, un sonnet, n'importe quoi ; mais chantez
Chicard! il a fait assez danser les autres, ceux de
de la saison dernière. Eh! quoi, êtes-vous donc si
dédaigneux de nos gloires, que vous n'ayez pas en-
core songé à couler cette grande figure moderne
dans l'or de votre poésie? Chicard est-il donc ap-
pelé à partager le sort des inventeurs ? Chicard,
l'inventeur du cancan, sera-t-il méconnu comme
Quinquet, Salomon de Caus, l'inventeur de la canne-
flûte et celui du gaz à brûler? N'aura-t-il jamais sa
sutue ?
XVIII
Mais, si Chicard n'est pas mort, son bal est bien
mon et enterré. Si sa gloire a sfrvécu, c'est grâce
aux commis-voyageurs et non aux poètes ingrats
qni n'ont pas su le chanter.
Chicard qui est romantique, Chicârd qui a in-
— 273 —
Venté dès inols proscrits de rinstitut ! Ouvrez la
dernière, là plus récente édition du dictionnaire et
chercliez J vous ne trouverez jamais.
Chic, subs. masc, férn. {prononcez chick) : beau,
bien fait, élégant ; on dit : un homme a du chic
quand il se met bien. Ce peintre a du chic (Coquille),
il fait bien. On l'emploie quelquefois adjectivement;
ainsi on dit : C'est une femme chiquée (Veuillot),
c'est-à-dire pleine d'élégance, ballonnée de crino-
line et peinte au pastel.
Et l'adjectif chicard, n'ayant pour superlatif que
chicandard, et tous leurs dérivés, croyez-vous que
vous les trouverez dans ce sempiternel lexique, tou-
jours en arrière de cent ans de la langue qu'il doit
XIX
C'est assez nous amuser aux bagatelles de la porte.
Entrons dans ce bal, qui est devenu aujourd'hui ua
sujet curieux d'études archéologiques.
Mais comment décrire l'ensemble de cette réu-
nion vraiment unique qui a fait pâlir les nuits
de Venise, et les orgies du seizième siècle, et
toutes les réunions du temps de la régence ?
Imaginez, iuveûlez, accouplez des myriades de
18
— 274 —
voix, des cris, des chants, des vociférations, des
hurlements, de Targot, des épithèles qui volent
comme des flèches d'un bout de la salle à Tautre,
des tapages à rendre sourds les habitués de tous les
concerts du monde, des trépignements, des contor-
sions, une pantomime sans nom, un pandémonium
continu de figures tour à tour rouges, blanches,
violettes, tatouées, jaunes, vertes, bleues, des poses
saugrenues, impossibles, des tours de force, des
sauts de carpe à faire mourir d'envie tous les sal-
timbanques; l'un marche sur les mains, l'autre fait
la cabriole, celui-ci exécute un saut périlleux, en
voici un autre qui contrefait la grenouille, son vis-à-
vis, exagérant sur lui, produit une roue irréprocha-
ble, tandis que le voisin se livre au grand écart; et
les quadrilles où chatoient mille couleurs, des plu-
mets, des casques, des flammes, des fleurs; c'est
une folie, un éclat de rire qui dure une nuit, un
tohu-bohu, une sarabande que Dante et Millon
n'ont point osé décrire dans leurs enfers; c'est sur-
humain, démoniaque, quelque chose comme une
danse macabre, si jamais on a dansé cette danse
apocryphe; c'est un tableau qu'il faut renoncera
peindre, dont rien ne pourrait donner une idée; à
peine si la photographie pourrait saisir quelques-
uns de ces aspects multiformes; mais reproduirait-
elle ces masques animés par le vin de Champagne
- 275 —
et ces physionomies rayonnantes au reflet du punch
et de mille voluptés? Que vous dirai-je? C'est une
ronde du sabbat qui commence , voilà le bal
Chicard.
XX
On rencontrait à ce bal le plus incroyable pêle-
mêmedenuances sociales, le plus curieux méli-mélo,
des têtes impossibles à accoupler ensemble, des
contrastes déguisés et inexplicables. A côté de tout
ce que la littérature produisait de plus fantaisiste,
les ateliers de plus échevelé, l'art de plus abracada-
brant, la jeunesse de plus gai, la bohème de plus
insouciant et Paris de plus spirituel, on voyait des pu-
blicistes graves, des banquiers ennuyeux et des phi-
losophes gourmés. Là, tout était nivelé, c'était le
temple de l'égalité; on était fonda dans l'immense
tourbillon de costumes et de quadrilles : le galop
effaçait toutes les catégories, toutes les conditions
et rapprochait tous les ordres.
Plus d'un homme haut placé dans la politique
venait en catimini assister à la saturnale. On cite un
des hommes les mieux posés de France qui venait
régulièrement chaque année faire son pèlerinage au
bal Chicard. C'était pour lui un article de foi, une
— 276 —
tradition irrésistible. Il venait s'y délasser de ses
lourds travaux, en riant chaque année des nouvelles
créations, des imbroglios imprévus, en étudiant ces
physionomies inédites et toujours amusantes.
Des hommes éminents mendiaient la faveur de
leurs secrétaires, des professeurs flattaient leurs
élèves, des gens politiques faisaient la cour aux pe-
tits employés, des industriels renommés souriaient
aux commis, les oncles pardonnaient à leurs neveux
pour obtenir, avec leur protection, une lettre de
monsieur Cliicard plus gros que le bras. Tout le
monde en voulait : TAnglais passait la Manche, le
Russe quittait Titalie, rAUemand oubliait le che-
min de sa brasserie pour accourir à Paris, et venir
bumblement présenter leuss hommages au grand
homme, aûa d'obtenir une de ses bienheureuses
invitations.
Pendant deux mois on faisait, à la rue Jean-Jac-
ques -Rousseau, un service spécial pour monsieur
Chicard. 11 lui arrivait de tous les coins du monde
les lettres les plus flatteuses, les sollicitations les
plus obséquieuses. Heureux celui qui pouvait lui
dire : Monsieur, je suis le cousin de votre apothi-
caire.
Ohl si Chicard voulait nous laisser un jour fouil-
ler dans sa collection d'autographes I Quelle bonne
fortune pour vous, chers amis lecteurs.
- 277 —
Si l'agiotage actuel avait été de mise dans ce
temps-là, nul doute qu'on eût coté à la Bourse les
invitations aux bals Chicard. Ces bals ont cessé à
temps; ce n'est du moins pas l'ennui qui les a tués.
XXI
Mais les grands personnages, les étudiants rieurs,
les publicistes graves, les rapins échevelés, les in-
dustriels enrichis, les commis joyeux, les étrangers
ahuris, les littérateurs fantaisistes, les oncles indul-
gents et les clercs de notaire dansants, tout cela ne
forme que la moitié du public d'un bal; l'autre moi-
tié, et la plus belle, où Chicard va-t-il la prendre?
Qelles sont les femmes a-sez grecques, assez Pom-
padour, assez humanitaires, pour être constamment
è la hauteur de cette chorégraphie, de cette passion,
de cette littérature?
Chicard, en grand éclectique qu'il était et qu'il
est encore, sans doute, aujourd'hui, prenait ses dan-
seuses partout et nulle part. Il les choisissait tantôt
dans le magasin de la lingère, tantôt au comptoir
des cafés, tantôt dans les coulisses des théâtres. ,
Dans les quartiers retirés on trouve encore quel-
ques débris de ces nuits dantesques, qui conservent
^ 278
avec orgueil leurs lettres et les montrent ainsi que
des parchemins constatant qu'ils sont de race.
XXII
Après tout, le bal Chicard n'était qu'un bal de
souscription et encore un bal dans les prix doux :
il ne coûtait de bourse déliée que dix francs d'en-
trée, le souper compris. Mais on n'y allait pas pour
souper, on y allait pour cette chicorée où chacun
prenait place vers le milieu de la nuit.
Ces dix francs étaient le droit que l'on payait à
l'organisateur pour avoir le droit de bourgeoisie,
place au lustre et aux quadrilles. Le restaurateur
n'y aurait pas fait ses frais, s'il n'avait pas su ce que
pouvait eiiLiaîner à sa suite une pareille solennité
carnavalesque; à peine s'il eût traité le monde ba-
ro(iue de ces nuits exhilaritantes avec le respect
qu'il témoignait aux bourgeois en goguette et aux
noces de boutiquiers qui fréquentaient ses sa-
lons.
On se pressait, on se foulait dans ces vastes sa-
lons des Vendanges de Bourgogne, surtout pour con-
templer à son aise l'Olympe grotesque qui se dérou-"
lait sous les yeux des spectateurs ébahis. En effet,
c'est au bal Chicard que l'on doit d'avoir débar-
— 279 —
rassé le carnaval des pêcheurs napolitains, des arle
quins, des turcs, des paillasses, des pierrots, de
princes espagnols, des troubadours et des chevalier-
abricots qui encombraient tous les bals. Ceci est un
service rendu a la gaieié, au bon goût et à l'imagi
nation française, qu'on ne doit pas oublier.
Au bal Chicard, tous ces costumes, ces oripeaux,
ces paillettes s'y trouvaient, mais réhabilités par l'i-
magination. Des adeptes avaient su renchérir en-
core sur la cocasserie des costumes traditionnel
du mélodrame moyen âge. Ils avaient laissé bien loin
derrière eux les inventions de M. d'Arlincourt, ils
avaient dépassé le Soliiaire de cent coudées et en-
terré la Gaule poétique de cet excellent M. Mar-
changy à deux cents pieds sous terre. Cela tenait du
prodige, mais cela était. Ils avaient tué le ridicule
sous la parodie. N'est-ce pas un tour de force l
Gavarni a légué à la postérité, dans un admirable
album de dessins comme lui seul en sait faire, toute
cette parodie grotesque, mais spirituelle; depuis
Chicard coiffé de ce casque si attendrissant et si
élégiaque qui avait coiffé M. Marty au temps glo-
rieux du Solitairey alors qu'avec une voix de ton-
nerre il pleurait son Elodie, la vierge du couvent,
la colombe des ruines, l'ange d'Unterwald, jusqu'au
Çovage sivilizéj cette création du genre, et Flouman I
le banquier, et Balocliard, ce type nouveau, et Si-
— 280 —
lène, le servant de Raochus, et Pétrin, en un mot
toute la grande famille.
Nous renvoyons nos lecteurs à l'album du bal
Chicard.
Nous avouons franchement n'avoir jamais été au
bal Chicard, nous n'étions p^s encore de ce monde,
alors que se donnaient ces grandes batailles ; nous
sommes donc obligés de faire ici un travail d'ar-
chéologue, c'est-à-dire de prendre le pkis propre-
ment possible à tous les écrivains qui en ont parlé
leur meilleure description. Nous prendrons tant
notre bien où nous le trouverons, que le public
finira peut-être par dire que nous empruntons un
peu celui des autres. Jules Janin, Léon Gozlan,
Alréric Second, Taxile Delord, Altaroche, et vous
tous qui avez parlé de ce bal, ne dites rien, ne ré-
clamez pas, saluez seulement; c'est votre esprit qui
va* passer, reconnaissez-vous.
— 281 -
XXIV
L'orchestre a donné le signal, c'est le moment
le plus intéressant, et quel orchestre ! Dix pisto-
lets solo, quatre grosses caisses, trois cymbales,
douze cornets à pistons, six violons et une cloche.
Au premier coup de ce carillon, de ce branle-bas,
de ce tocsin, la ioule s'est élancf^e, que fait-elle au
milieu du tourbillon de poussière que soulève ses
pas ! Quelle danseexécute-t-ellt- ! Est-ce la sarabande
la pavane, la gavotte, la farandole, la percheronne
de nos pères ? Est-ce le poëme épique auquel les
bayadères ont donné le nom de pas? Est-ce la ca-
chucha, cette espèce d'ode à Priape , que l'on
danse en Espagne, au lieu de chanter ?
XXV
Certes, la chahut, comme on la dansait alors, était
quelque chose de hideux, de monstrueux, mais
c'était la mode, avant d'arriver au cancan parisien,
c'est-à-dire à celte danse élégante, décemment las-
cive lorsqu'elle est bien dansée. Chicard, à vrai
dire, n'a rien inventé, mais il a perfectionné, et en
__ 582
parodiant la chahut, en l'exagérant, il en a montré
toutes les faces honteuses, il l'a tuée. 11 ne fut, en
un mot, qu'un précurseur, un démolisseur, le Vol-
taire de la vieille danse, mais le révolutionnaire, le
fondateur devait arriver plus tard, et ce fut le cé-
lèbre Brididi. Aujourd'hui , le cancan en l'école
moderne triomphe, la chahut n'est plus guère con-
nue que des titis des Funambules.
Chicard a fait son temps, Brididi règne ; les ven-
danges sont mortes ; vive le bal Musard î
Cependant, remontons un moment dans ces sa-
lons , le moment de se mettre à table est arrivé.
Ce n'est point le fin souper de la Régence, ce
n*est pas non plus celui de Trimalcion ; c'est là
seulement qu'on pouvait rencontrer par hasard ,
égaré, nous ne savons comment, un tout petit brin
de cet esprit national qui fait notre gloire. Mais la
grosse charge, la bêtise exhilarante y régnaient en
maîtresses. Tout, même les mots, y était assai-
sonné au gros sel, cela faisait boire.
Alors venaient les chansons, la parole graveleuse,
la charge chantée par les poètes et les troubadours du
lieu. Mais le vin et la chanson ont volcanisé les
têtes, le Champagne produit son effet ; c'est ici que
commence la grande orgie de la Vénus pandémo-
nie ; filles, femmes, griseltes, Tcuves, dames ga-
lantes, tout se mêle, tout se confond, tout est en
— 283 —
délire. C'est le moment où If s bacchantes deThrace
entrent en scène; la morale est en péril : laissons
parler un des écrivains spirituels de ce temps-ci, il
décrit de visu.
« Quelques bergères faciles ont toléré
les familiarités indiscrètes, quelques couples hardis
prennent des poses excessivement mythologiques,
d'autres sont sur le point de faire tableau. Une voix
a crié d'éteindre les lustres, il ne resterait plus qu'à
nous esquiver, si à un coup d'œil de Chicard, la
musique n'éclatait de nouveau.
« L'orchestre roule comme le tonnerre sur les
flots soulevés, et à chaque éclat de la fouJre musi-
cale, la tempête recommence plus ardente, plus
furieuse, plus échevelée jusqu'à ce que la voix de
Dieu se fasse entendre par l'intermédiaire du ca-
dran, et dise à ces vagues indomptées : « Vou?
n'irez pas plus loin. » — Quelquefois au milieu de
cette frénésie, les fichus s'en vont, les corsages
craquent, les jupons se déchirent, malheur à celle
qui voudrait s'arrêter en chemin pour réparer le
désordre de sa toilette, l'impitoyable galop passe-
rait sur elle comme une trombe, et la foulerait aux
pieds qui songe d'ailleurs à sa toilette dans un pa-
reil moment? Qu'importe ce que les périls de la
danse pourront livrer aux regards d'appas inatlen-
dus, de trésors cachés, un peu plus ou un peu
moins de nudité ne fait rien à l'affaire; d'ailleurs,
tous ces danseurs sont trop artistes pour s'en aper-
cevoir ; il n'y a guère que les gardes municipaux
sur qui ces sortes de choses fassent encore quelque
impression ; et tout garde municipal qui se présen-
terait aux vendanges de Bourgogne, serait immé-
diatement conduit au violon. Laissez donc passer
ces tailles que le lacet ne retient plus, ces bra§
dont nulle gaze ne cache les contours ; on ne songe
plus à toutes ces bagatelles. Demain seulement
toutes ces femmes si belles, si fraîches la veille,
se demanderont d'où vient la pâleur de leur leint,
la maigreur de leur bras ; elles chercheront à sa-
voir ce qui a pu les vieillir ainsi en un instant, sans
songer qu'elles se sont livrées pendant toute une
nuit, à ce minotaure moderne qui s'appelle le galop-
chicard. »
XXVI
Vous le voyez, le bal Chicard n'avait pas été créé
ad usum delphini, et, cependant, voilà ce qui pen-
dant six ans ht tressaillir tous les provinciaux et
tous les étrangers. Les mères le redoutaient pour
leur fils à l'égal de l'enfer et lorsqu'on prononçait
— 285 —
ce seul nom, Chicard, en province, les jeunes filles
se voilaient.
Eh bien ! autant que j'ai pu, d'après les livres et
les renseignements fournis par des amis, je vous ai
fait assister au bal Chicard, et vous savez à peu près
ce qui s'y passait. Jugez et prononcez vous-mêmes,
quant à moi, depuis longtemps j'ai adopté pour
principe de ne plus louer ni blâmer, abritant mon
indulgence derrière ce vieil adage de la sagesse des
nations :
Chacun prend son plai^r où il le trouve.
286 —
XXVIl
MYLOnO L ARSOUILLE
(Lord S )
Nous Tavons dit, c'était un temps où l'on voulau
8'amuser, on ne pensait même qu'à ceh. Les pères
avaient trop fait la guerre, avaient trop travaillé,
pour que les fils pen^asse!lt à gagner de l'argent.
Ils savaient que les caisses paternelles étaient bien
fournies; et puis, que leur importait de se ruiner!
Une société nouvelle prenait possession de la
France ; elle avait besoin de s'étourdir, elle était
encore ahurie de sa victoire, elle faisait du bruit
pour que l'on parlât d'elle, elle voulait prouver
qu'elle aussi savait bien faire les choses. Les bour-
geois d'alors jetaient leur argent avec autant d'in-
souciance que les grands seigneurs d'autrefois.
Oh ! quantum mutatus !
Un homme de beaucoup d'esprit, un noble lord,
un pair d'Angleterre, ou à peu près, s'était jeté au
milieu de la foule; il était à lui seul plus excentri-
que, plus débraillé, plus ardent au plaisir que tous
nos Français nés malins à la fois ; il avait les ima-
— 287 —
ginations les plus amusantes. L'établissement qui
avait le bonheur de le posséder parmi ses habitués,
était certain de faire fortune.
C'est qu'aussi tous les gens à sa suite, tous ceux
qui n'ont aucune idée originale pour dépenser leur
argent, étaient on ne peut plus heureux de s'accro-
cher d'une façon ou d'autre à ce poêle de plaisir,
qui avait des inventions à revendre. Puis, venaient
derrière lui, en second ordre, tous ces bons gar-
çons, gens d'esprit et de gaieté, inventeurs de
mots et de drôleries, qui savent chanter , rire et
boire, mais qui ont un malheur : ils n'ont pas le sol.
Milord, riche à millions de rentes, bon vivant,
généreux comme un roi d'Espagne, ainsi que disait
monsieur Bocage dans Don Juan de Marana, les
adoptait. Il voulait une cour auio ir de lui, il avait
eu l'immense bon sens de la composer jeune, gaie,
amusante, folle, spirituelle, insouciante.
Avec lui, jamais d'ennuis, jamais un moment de
tristesse, on était là pour s'amuser, il fallait s'amu-
ser coûte que coûte ; il suffisait d'avoir un esprit ori-
ginal, une gaieté à tous crins, pour avoir près de
ce noble étranger droit au pain, au sel et au vin :
aussi sa royauté était-elle rayonnante, pétillante,
bruyante, riante et des plus tolérantes.
Il aimait la jeunesse et la vie, et le plus âgé de
»es commensaux n'avait pas vingt-cinq ans , le
— 288 —
boins spirituel pouvait être diplomate de la vieille
roche, et descendait, de près ou de loin de Vol-
taire ou de Telleyrand.
Depuis la ODur du bon roi René de t*rovehce, on
LVavait jamais vu une telle réunion de gens amu-
sants.
XXVIII
Dans les derniers jours de la Tlestauration, et
dans les premiers jours du gouvernement de juil-
let, on vivait beaucoup pour vivre. Heureux temps! !!
On faisait des farces, les mystifications étaient en-
core presque à la mode ; on tenait à prouver haute-
ment, ouvertement qu'on avait de l'esprit. On chan-
tait encore, on racontait l'historiette avec grâce,
et lorsqu'on ne savait ni conter, ni chanter, on agis-
sait, on faisait en action ce que les autres inven-
taient. Il y avait les gens d'esprit d'action, elles
gens d'esprit d'imagination.
Milord réunissait les deux qualités.
C'était un homme accompli, jeune, gai, fort, spi-
rituel et immensément riche ; il avait donc toutes
les qualités requises pour l'existence qu'il menait à
grandes guides.
Ou conçoit donc facilement qu'un homme ainsi
— 289 —
taillé devait engendrer des jaloux à chaque pas. En
effet, c'est qu'il n'y avait pas moyen de lutter avec
lui. il écrasait ses rivaux par son luxe extraordi-
naire et par ses colossales excentricités ; ses millions
avaient bientôt raison de tous les imprudents qui
osaient se mesurer à sa colossale réputation.
Mais, cependant, une lutte devait nécessairement
s^établir : la jeunesse parisienne était humiliée de se
voir vaincu, par un fils de la perfide Albioa, car cette
naïveté s'employait encore dans la conversation. Le
Corittitutionnel avait jeté celte locution dans notre
langue. Aussi nos jeunes gens conspiraient sourde-
ment contre cet étranger venu des bords brumeux
de la Tamise.
La nécessité est mère du génie, dit-on ; ils inven-
tèrent alors l'association, quoique aucune des théo-
ries sociales qui ont depuis tant préconisé celte
excellente idée, n'exisiât encore à l'état populaire.
On vit partout se former des sociétés de plaisir ;
les jeunes gens se cotisaient pendant toute une
année, ils formaient des lonlines, créaient des tire-
lires pour faire concurrence à milord l'Arsouille,
pendant les trois grandes journées du carnaval. Ils
voulaient, ne fût-ce qu'un jour, lutter à armes égales
avec cet étranger, et lui prouver que les écus de
l'Anglelerre ne pourront jamais abattre l'esprit ^
l'entrain français.
19
— 290 —
XXIX
Les étndiants, qui n*ont jamais cédé à personne
en lait de folies, formèrent la société des Badouil-
latis.
Ah! c'étaient de rudes jouteurs que ceux-ci! On
passait des examens pour être admis dans celte
société, absolument comme pour se faire recevoir
docteur en médecine ou licencié en droit; seule-
ment, ces épreuves-lâ devaient être un peu plus
dangereuses et fatigantes que celles qu'on subit aux
facultés.
<o L'aspifant devait faire preuve de force et d'a-
gilité, car il était alors convenu qu'il ne pouvait y
avoir de bonne fête sans coups de poing et horions ;
2° 11 devait fréquenter assidûment les salles
d'escrime, de boxe et chausson, canne, bâton, sa-
vate, tirs, etc., etc.
30 11 devait avoir prouvé aulhentiquement son
courage dans une ou plusieurs rencontres ;
4° A la Chaumière et aux bals de l'Odéon, on
devait l'avoir distingué entre tous, par ses grâces
chorégraphiques et sa façon élégante d'^npM^i//er le
pékin ;
5° Il jurait haine aux bourgeois, à leur sommeil
- 291 —
et à leur repos, en fournissant un répertoire de
chants et chansons politiques, erotiques et autres,
à faire trembler toute une \illede province ;
6» Il devait passer une nuit au bal.
On se préparait à cette épreuve, car c'était la
grande, l'épreuve solennelle, la nuit d'armes, par
un dîner des plus copieux, suivi de force libations
de Champagne, punch, café, pousse-café^ rincettes^
sur-rincettes, bière et pousse-le-tout. Cela durait
jusqu'à minuit, puis on entrait au bal. Là, encore,
il ne devait rien refuser, il était tenu de faire tout ce
que laisaieot les vieux initiés. Le lendemain au déjeû-
ner, il était tenu d'engueuler tous ceux qui se pré-
sentaient devantlui, la parole à la bouche, la blague
aux lèvres.
Vous croyez peut-être que c'est fini, qu'après de
tels exploits on n'a plus qu'à gagner son lit, à le
faire bassiner et à se tenir cinq ou six jours à la
tisane, à redouter une pleurésie ou une pneumonie,
ah ! bien oui !
L'impétrant passait la journée costumé, courant
de cafés en cafés, jouant au billard, courtisant les
belleSy et, le soir, on recommençait la même vie
que la veille. Il ne devaitse coucher que la troisième
nu't à minuit. Ainsi il avait passé deux jours et
dcLX nuits à subir son épreuve. Lorsqu'il n'était
pas tombé sous la table, qu'il ne s'était endormi sur
202
aucune banquette de café, qu'il n'avait reculé
devant aucune proposition faite par les vieux, alors,
mais seulement alors, on prononçait le : dignus est
ihtrare.
11 était proclamé Badouillard.
XXX
Etily en avait dix, vingt de ces sociétés : on citait
les Purs-sang, les Bousingots, les Infatigables, etc.,
et tant d'autres dont les noms nous échappent.
Celles-ci étaient composées de lils de familles, d'ar-
tistes et même de négociants, car tout le monde
avait alors les mêmes goûts; tout le monde se tuait
eu riant à gorge déployée.
C'était le lempsoùEug. G. rencontrait un de ses
amis et lui disait :
u Ah ! je suis fatigué, voilà cinq jours que je
« suis en malin, cela m'ennuie; je vais me mettre
« en bergère. »
Ces hommes-là étaient de fer; N. D. A..., un des
grands noms du premier empire, partit le jeudi
gras de chez lui, déguisé en postillon. Il passa les
trois premiers jours du carnaval monté sur le pre-
mier cheval d'une voilure à six chevaux, et ue ren-
tra que le mercredi des cendres à trois heures, après
— 293 —
avoir passé toutes les nuits à danser et toutes les
journées à festoyer.
Vous dire ce que pouvait couler une lête aussi
prolongée, les usuriers seuls peuvent le savoir.
XX Xi
Cependant, plus on conspirait contre la prépon-
dérance de milord l'Arsouille, plus il redoublait de
soins pour se bien entourer. Il appelait 5 lui tous
les viveurs connus. Dès qu'un homme se faisaij
une réputation, soit comme fort en gueule, soil
comme buveur émérite ou danseur de premier
ordre, il savait se l'accaparer. Il avait ua talpnt
exquis pour mettre chacun en sa lumière et le faire
briller à son tour.
Lorsque sa voiture, attelée de six chevaux, ac-
compagnée de piqueurs donnant de la trompe, et de
courriers enrubannés, montait le boulevard, c'était
un grand hourrah, comme aux jours de feu d'arti-
fice, quand part des Tuileries la fusée-signal. On
s'arrêtait, on se pressait, on se bousculait pour
voir passer la mascarade modèle. Tous les gens de
la suite, les cavaliers, les amazones, les cavalcades
et les voitures de masques lui faisaient cortège, ils
- 294 —
étaient glorieux de faire croire au bon public
massé sur les irotloirs, aux femmes qui paradaient
dans les calèches des deux files, et même aux mu-
flicipaux, qu'ils faisaient parti de celle arislocratique
salurnale. Et lui, calme et tranquille comme un
dieu antique, il inondait de bonbons et de dragées
tous ses obscurs admirateurs.
Les autres venaient bien après, ils avaient aussi
des étendards frissonnants, des costumes superbes,
des chevaux chamarrés, des orchestres entiers les
accompagnaient, cent clairons et cornets à piston
leur sonnaient des tintamarres; hélas! on les lais-
sait passer si on ne les huait.
Ce n'était pas mi'ord l'Arsouille : lui seul était
populaire, lui seul avait la vogue, lui seul savait
captiver cette foule, parce que lui seul était original,
lui seul était inventeur.
On cite un jeune homme très-riche, une sorte de
parvenu qui est allé mourir en Italie de désespoir
de n'avoir pu détrôner le grani monarque du car-
naval. Les excentricités de milord l'Arsouille n'ont
pas duré plus de trois ou quatre ans.
Ce jeune enrichi qui se ruinait pour lutter avrc
lui, voyant que le grand maître se retirait volonlai-
remen de la lice, se dit :
— I quitte la partie, son règne finit, le mien
commence. Il ne savait pas, l'anibilieux, ce que
— 295 —
coûte la gloire. Il ne savait pas combien il est dif-
ficile de persuader un peuple, comb'en il faut de
temps pour le déshabituer d'un nom qui lui est fa-
milier. Certes, ni les excentricités ni les dépenses
ne lui firent faute : il savait prendre toutes les
précautions imaginables pour bien faire savoir que
c'était bien lui et non pas un autre qui s*amusait.
Dès le matin il exposait sa voiture devant son hôtel,
ses amis se montraient à toutes les fenêtres en cos-
tume, ils buvaient du éhampagne coram populo,
leur déjeuner se faisait au bruit de douze trompes de
chasse sonnant des fanfares.
Ah ! bah ! efforts superflus, précautions inutiles, à
peine avait-il dépassé sa maison de dix pas, ses af-
fidés, placés à tous les coins du boulevard avaient
beau dire : C'est la voiture de M. un tel, on s'ar-
rêtait, on admirait son luxe et tout le monde
s'écriait :
— C'est miiord l'Arsouillel vive milord l'Ar-
souille. exclamaient les gamins.
Arrivé au boulevard Poisssonnière, Paris entier
disait avoir vu milord l'Arsouille, et M. un tel de-
meurait toujours aussi inconnu le jour de sa folie
que la veille. Il était écrasé par la grande renom-
nicc du fondateur, comme tous les généraux et ma-
réchaux quoiqu'ayant gagné des batailles, sont en-
globés par le peuple dans la gloire impériale. C'est
— 290 —
Napoléon qui a tout fait, qui a tout vaincu le même
jour, en Autriche et en Espagne.
Enfin dégoûté, ennuyé, se plaignant de l'ingra-
titude publique, le jeune homme se retira en Italie,
où il est mort, rêvant encore à celte popularité qu'il
n'avait pu atteindre. A la vallée de Josaphat, nous
ne serions pas étonnés d'entendre une voix clamant :
Milord l'Arsouille rends-moi ma gloire que tu as
usurpée ! 1 ! Et ce sera celle de M. un tel qui ne sera
pas encore consolé de ses déboires parisiens.
XXXI!
L'excentricité était à l'ordre du jour, parce que
dans ce temps-là on était jeune pour de bon, sans
arrière-pensée, sans calcul. Aussi comme on s'amu-
sait de bon cœur. Les bals, il y en avafl partout, et
tous plus gais les uns que les autres.
Il suffisait qu'il y eut là une de ces bandes joyeu-
ses pour leur donner un entrain que nous ne con-
naissons plus.
Les Variétés jouissaient d'une réputation im-
mense, milord y avait son quartier général.
C'est là que s'est passée la fameuse histoire de
rÈve moderne.
— 207 —
C'étaient les plaisirs du temps. Cela fit sensation,
il est vrai.
On s'occupait tant] d'art et de plastique à cette
époque- là !
XXXlïl
Après la vogue des Variétés, vint celle des bals
du théâtredu Palais-Royal. Le Palais-Royal avec ses
galeries, ses nombreux restaurants, ses cafés, était
bien fait pour donner asile à une société aussi vi-
veuse. Là au moins on pouvait déjeuner tout un jour
sans déranger personne. Dès longtemps les habitants
du lieu étaient habitués à tous les dérèglements de
la fantaisie parisienne. On sortait de table après boire
pour courir se placer devant le tapis-vert; et si !a
chance était favorable, on venait reprendre ses pla-
ces avant que le cabinet ne fût desservi par les gar-
çons restaurateurs.
Un jour une des bandes joyeuses déjeuna comme
on savait le faire dans ce bon temps des estomacs
d'acier. On mangea tout le jour, on but une partie
de la soirée, enfin on se rendit au trente et qua-
rinte,
H y avait, parmi les plus spirituels convives, un
jeune pair de France ; celui-là était à sa quatrième
— 298 —
nuit; il ronflait dans un coin à assourdir le bour-
don de Notre-Dame. C'était vraiment conscience
d'interrompre un si joli sommeil d'ivrogne, aussi
fut-il décidé qu'on le laisserait dormir pendant que
les autres iraient tenter le sort. Mais notre homme
qui ne dormait que bercé par le bruit des conversa-
tions de ses amis, fut bientôt réveillé dès qu'il n'en-
tendit plus le murmure monotone des voix. Se voyant
seul, il appelle, le garçon arrive.
— Où sont mes amis?
— Ces messieurs sont partis.
— Où ont-ils été?
— Ils ne l'ont pas dit.
— Alors, vite une voilure.
— Eh ! monsieur, nous n'en avons pas pu trouver
une seule pour ramener cf s dames. 11 est trois heu-
res du malin, c'est aujourd'hui mercredi des cen-
dres; les. cochers ne se sont pas couchés depuis
cinq ou six jours, ils profilent de celte nuit pour se
reposer.
— Ils ont ma foi raison; je vais en faire autant.
Mon manteau, bonsoir.
Arrivé dans la rue, notre gentilhomme se trouva
les jambes roides; la fatigue l'empêchait de metlre
un pied devant l'autre, lorsqu'il avisa un chiffon-
nier qu'il héla ainsi :
— Eh! l'ami, veux- tu gagner vingt fraucs?
— 299 —
>*— Parbleu! que faut-il faire pour cela?
— 11 faut me prendre dans ta holle et me porter
chez moi.
— Si ce n'est que cela, montez, et en route.
Notre gentilhomme ne se le fit pas dire deux fois,
à peine fut-il établi les pieis de ci, la tête de là,
qu'il entonna d'une Yoix de stentor cette romance
qui faisait fureur :
Entre dans ma tartane,
Jeune Grecque à l'œil noir,
Tu seras ma sultane,
Mon bonheur, mon espoir.
Arrivé à l'hôtel , les domestiques attendaient
M. le comte, mais comme il fallait pousser l'ex-
centricité jusqu'au bout, il fit monter le philo-
sophe nocturne dans son appartement et se fit ser-
vir du punch par son valet de chambre. Porteur et
porté en burent tant, tant, tant, que bientôt ils
s'endormirent dans les bras l'un de l'autre en cau-
sant politique.
Et voilà comme il se fit que le jeudi malin du ca-
rême-prenant de l'an de giâce d831, madame lo
comtesse D... voulant voir si son fils qui était parti
depuis huit jours, était rentré, le trouva couché sur
un tapis dans les bras d'un frère et ami.
— 300
XXXIV
Maintenant milord l'Arsouille nVst pas encore
mort dans le souvenir du peuple, seulement il est
passé à l'état légendaire. C'est pour la nouvelle gé-
nération un prince Rodolphe, une sorte de redres-
seur des torts doué d'une force herculéenne, qui
dans son jeune temps parcourait les cabarets en pro-
tégeant les faibles ou châtiant les méchants.
Quand un homme avait commis une lâcheté en
abusant de sa force, milord arrivait, lui administrait
une correction d'importance, et lui donnait de l'ar-
gent pour se faire soigner s'il était blessé. Quant h
lui, il a abattu tous les forts et purgé la Courtille de
tous les batailleurs, les monstres et les mangeurs de
nez.
Nous ne serions pas étonnés qu'un jour on ne con-
fondît milord l'Arsouille avec Hercule, Thésée, Ja-
son et tous les destructeurs de monstres de l'anti-
quité.
Ainsi, nous avons monté ensemble le faubourg du
Temple, j'ai sans doute oublié beaucoup de choses
dans celte esquisse; mais j'ai voulu vous amuser un
seul moment, cher lecteur. Si j'y ai réussi, je dois
en remercier mes bons amis Boutin et Marchand,
— 301 —
ces spirituels artistes que vous avez applaudis tan
de fois à la Porle-Sainl-Martin, et qui ont bien
voulu me conter à peu près toutes les choses amu-
santes que contiennent ces articles. Encore merci
aux écrivains dont les spirituels articles m'ont
guidé.
PARIS INCONNU
PARIS INCONNU
Il existe un fait curieux et qu'il est bon de cons-
tater par ce temps de statisticomanig où nous vi-
vons. La misère hideuse, sale, crasseuse, fainéante,
vicieuse se cache dans les bas-fonds de Paris, dans
les rues humides, noires, encaissées dans la Cité,
au faubourg Saint-Marceau, sur les bords de la
Bièvre, autour de l'hôtel de ville, dans l'enchevê-
trement inextricable de petites rues tortueuses que
le marteau de l'édilité vient heureusement de faire
disparaître; tandis que la misère remuante, hon-
nête, travailleuse, artiste, si nous pouvons nous ex-
primer ainsi, cherche l'air, les plateaux élevés, les
sommets des montagnes qui encaissent la ville. Lt
20
— 306 —
montagne Sainle-Geoeviève, la bulte Saint-Claude,
les Deux-Moulins, sont occupés par les chiffonniers,
les ravageurs, les gens qui exercent les mille petites
industries de la fantaisie parisienne. Les abords de
la place Maubert, les rues du bas de la rue Saint-
Jacques sont habités par cette race patibulaire,
hâve, sombre, rachitique qui fait la désolation de
toute capitale, et qu'on est convenu d'appeler, nous
ne savons pas pourquoi, les bons pauvres. Autant le
chiffonnier est gai, gouailleur, chanteur, insou-
ciant, autant le bon pauvre est triste, désolé, mo-
rose, ennuyeux. L'un boit, rit, plaisante, se porte
bien, se donne des airs casseurs; l'autre se fait pe-
tit, parle bas, est cagot, ivrogne en cachette, ma-
lingre, hypocrite; le peuple, qui est bon juge, dit
du chiffonnier : « C'est un bon zig^ il peut faire ce
qu'il veut de son argent : il lui coûte assez cher à
gagner. De l'autre, il vous dira : « C'est un faignant,
il ne se remue pas. » Ne pas se remuer, c'est le nec
plus ultra de la fainéantise, car le contraire peut se
traduire par cette maxime de La Fontaine :
Travaillez, prenez de la peine,
C'est le tonds qui manque le moins.
En effet, s'il est un ouvrier qui se donne du mal,
qui se remue, c'est bien le chiffonnier; il fait ionl
— 307 —
ce qu'il peut pour gagner honorablement sa viepap
le travail ; landis que l'autre, conliaut en la cha-
rité publique, laisse doucement couler sa vie, at-
tendant nonciialanimeut les dons du bureau de Tad-
minislration de l'assistance; intrépide au repos, il
fait des efforts inouïs pour se rendre complètement
inutile.
Nous avons eu souvent occasion, pour nos études
particulières et pour des missions que nous cou-
raient des personnes charitables, de voir de près
toutes les classes nécessiteuses que renferme Paris,
et, nous ne pouvons nous le dissimuler, nous nous
sentons une propension toute particulière pour le
chiffonnier. C'est là, en effet, que nous avons ren-
contré le plus de probité, de courage, de volonté,
de philosophie. Nous y avons trouvé des types uni-
ques, des caractères à part qui semblent avoir adopté
instinctivement pour devise ce précepte d'Horace :
Sperat infestiSf meluit secundis bene prœparatum
pectus
Généralement le chiffonnier vit par bande ; il
n'est jamais seul, il aime la société parce qu'il est
causeur, parleur, conteur. Dès que l'un d'eux a dé-
couvert une maison ou un terrain à louer, tous les
autres le viennent visiter et finissent bientôt par
former une colonie, un clan, une famille, une espèce
de société de secours, où ils s'aident généreusement
— 30S -
quand viennent les mauvais jours. C'est ce qui est
arrivé pour la maison de la mère Marré.
LA MÈRE MARRÉ
A l'extrémité de la rue Grange-aux-Belles, sur la
colline qui domine le canal Saint-Martin, rhôpiial
Saint-Louis, à deux pas de nos splendides boule-
vards, au milieu des riches usines des iaubourgs du
Temple et Saint Martin, au centre du quartier le
plus peuplé et le plus travailleur de Paris, s'élève
une grande bâtisse blanche de quatre étages ayant
toutes les apparences, mais, hélas l rien que les ap-
parences, du comfort ; son aspect e«it même, il faut
le dire, guilleret et fort plaisant. En un mot, c'est
une maison de celles qu'on nomme convenables.
C'est la demeure de la mère Marré.
La mère Marré? Tliat is ihe question.
Keu M. Marré, car il y a cinq ou six ans que ce
digne citoyen est parti pour rendre ses comptes au
Juge éternel, était un ancien militaire, un vieux de
vieille, un vrai dur à cuire. Il avait attiré autour
d« lui tous les débris de la vieille armée qui exer-
- 309 —
çaîent k Paris les petites professions des abords des
barrières, tels que marchands de gâteaux, d'allu-
mettes chimiques, de radis noirs, de cahiers de
chansons, de lacets, fils et aiguilles. Sa maison
avait Tair d'une succursale de la caserne des vété-
rans; on n'y parlait que de guerres, de batailles, de
marches forcées, de redoutes emportées, de batte-
ries enlevées, de canons encloués. Les soirées du
coin du feu y étaient des veillées d'armes. Assis au-
tour du poêle de la chambre, plus d'un commensal
s*y croyait au bivouac de la Bérézina ou de Leipzig.
On y jugeait les généraux, les maréchaux, les bri-
gades et les régiments. Chacun avait servi avec les
plus braves, et le tout finissait par des disputes, des
gros mots, des jurons, quelquefois des horions
échangés en l'honneur d'un des corps de la grande
armée.
Tout est bien changé ; maintenant les vieux ont
suivi leur ancien au tribunal suprême. C'est à
peine si, par-ci par-là, on y rencontre encore quel-
ques débris de notre gloire. La mère Marré a pris
le gouvernement de la maison, et tout n'en marche
que mieux. Elle a la victoire en horreur, les succès,
les Français, les guerriers, les lauriers lui donnent
d: s nausées. Elle a tant et tant entendu parler
d'Eylau, Wagram, Austerlitz, Moscowa, qu'elle ra-
conterait ces grandes pages de l'histoire impériale
— 310 -
comme le ferait un écrivain stratégique bien rea
seigné.
La mère Marré a soixante-cinq ans; c'est une
femme de petite taille, replète, alerte, à l'œil fin et
narquois, à la voix nasillarde, toujours grognon-
nant, de mauvaise humeur, au demeurant la meil-
leure femme du monde, un cœur d'or, un véritable
diamant au milieu d'un faisceau d'épine. 11 s'agit de
savoir la prendre, voilà tout. Elle compatit à toutes
les douleurs, car elle a tant vu de misères poignantes
qu'elle a fini, la bonne nature, par sympathiser avec
le malhenr, comme tant d'autres ne sympathisent
qu'avec la fortune et le bonheur.
La mère Marré est nue femme d'une activité in-
croyable, à minuit on la voit assise dans son vieux
fauteuil près de la porte-cochère, à trois heures du
malin on la retrouve à son poste, l'œil au guet, sur-
veillant ses nombreux locataires au moment de leur
sortie. La case de la mère Marré, car ce n'est ni
une chambre, ni une loge, ni un salon, ni une pièce,
ni un logis, la case donc de la mère Marré est une
véritable ménagerie, compliquée d'une voliè-'î,
chiens, chats, serins, pinsons, tourterelles, char-
donnerets, moineaux francs et friquets y vivent en
parfaite intelligence, y ont signé un traité de paix.
Depuis la mort de son pauvre Augustin, elle a re-
][>orté toutes ses afifectiop*^ <^ur les pauvres petites
- 311 —
bêtes qui, du moins, ne se soûlent pas et ne font
pas enrager maîtresse.
III
LE PÈRE UOSGOU
Il se passe les scènes les plus curieuses dans le
bouge delà mère Marré; elle est toujours en dis-
pute avec ses locataires pour leur faire payer leur
loyer, qu'ils acquittent par petits à-comptes. Le père
Moscou surtout lui donne un mal de galère. Le
père Moscou est le vieil enfant gâté de la mère
Marré, il était l'intirae de son pauvre défunt, aussi
malgré toutes ses frasques l'aime-t-elle toujours.
Dès deux heures et demie on entend la voix du
vieux soldat chiffonnier fredonnant de toute la force
de ses poumons d'acier :
Si vous passez sur la place Vendôme,
N'oubliez pas le grand vainqueur des roisl
Il est fièrement campé sur sa jambe nerveuse, le
bonnet de police crânement posé sur l'oreille, il
porte sa hotte en vrai troupier fini, comme jadis il
— 312 —
portait sou sac de soldat, il semble manier une poi-
gnée d'épée en faisant voltiger son crochet entre ses
doigts. Malgré ses soixante-dix ans il a conservé
son allure militaire, ses airs de grognard trouba-
dour, et son aplomb de vainqueur de l'Europe coa-
lisée.
La mère Marré l'arrête au passage :
— Ah! le beau chanteur, et mes dix sols, quand
me les donneras-tu, mes dix sols, vieux sac à vin?
ça ne peut pas durer comme ça, je ne paye pas les
impôts avec des sornettes, et le propriétaire avec
des chansons, moi. Il me laut de Targent, à moi:
ah! mais, ou pas de clef.
— Allons^ vieille, pas de mots inutiles; il y aura
à la Saint-Marengo quarante ans que tu me dis la
même chose, et je suis toujours ici. Que ferais-lu
sans ton petit Moscou, ton ami, ton chéri?
— C'est bon, c'est bon, je ne me contente plus de
belles paroles, moi, il me faut des espèces.
— Cependant.
— Il m'en faut.
— Je n'en ai pas, la vieille crème des bonnes
femmes. Déclare-moi en faillite, fais-moi faire ban-
queroute, déshonore ton vieil ami, cloue son nom
au pilori, envoie -le à Clichy, pour dix sols qu'il te
doit après quarante ans de location. Mais je le Tai
payée la baraque; allons ouvre, et ne fais pas de
— 313 —
peine à celui qui a l'honneur d'être ton très-humble
et très-obéissant servileur, Antoine Joseph Dallaud,
dit Moscou la Bravoure,
11 profile du moment où la mère Marré a le dos
tourné, il allonge le bras, tire le cordon et sort en
chantant : La victoire est à nous^ zim^ boum, boum.
La pauvre vieille le regarde s'éloigner et dit :
— Cet être-là fait de mol ce qu'il veut.
En effet, le père Moscou est le seul débiteur de
la maison, personne n'oserait faire attendre sa se-
maine à la iiière Marré, car elle loue indifféremment
à la semaine, au jour, au mois et au terme, et il y a
des gens qui y sont logés au jour depuis vingt ans
et plus. Mais chez le pèfe Moscou, c'est un prin-
cipe. Il laisse toujours une petite queue chez tous
ses fournisseurs pour, dit-il, avoir des gens qui le
rearetteront et penseront à lui après sa mort.
Sa journée commence à trois heures du matin, il
fouille de droite et de gauche tous les tas d'ordures
sur son passage, jusqu'à ce qu'il arrive à sa rue, aux
bons las qui lui sont réservés, car Moscou étant
connu pour sa probité, a sfs clients et ses maisons.
Les portiers lui gardent les paniers des bonnes, à
condition qu'il jettera tons les détritus à la borne
avant le passage des boueux de la salubrité et avant
l'arrivée des lanciers du préfet de police, c'est ainsi
qu'il norame les balayeurs embrigadés. En quelques
— 3U —
minutes, il a visité tous ces paniers, supputé la va»
leur de chaque objet, les papiers, chiffons, tessons
tout lui sert, tout lui est bon. A huit heures sa bot-
tée pleine, il va au faubourg du Temple prendre son
rang h la queue du restaurant Passoir.
C'est encore là une coutume toute parisienne, qui,
malheureusement, tend chaque jour à disparaître et
qu'il faudrait cependant conserver. Les anciennes
maisons de traiteurs, celles qui datent de trois ou
quatre générations, ont l'habitude de faire distri-
buer chaque jour aux malheureux tous les restes de
victuailles laissés par les consommateurs, elles ont
la pudeur de ne pas tirer un bénéfice de ce qu'elles
oui une fois déjà vendu. Maisla spéculation moderne
est venue, elle a tout changé, maintenant; on a trouvé
un moyen de tirer profil de ces rogatons, on leslivre
à forfait aux marchands d'arlequins, qui revendent
aux pauvres ce qui leur appartient en toute justice.
Les successeurs de M. Passoir ont religieusement
et charitablement conservé le vieil usage; de la des-
serte de leurs tables ils nourrissent plusieurs fa-
milles. C'est une bonne action qui n'a pas besoin
d'être louép, c'est là un exemple qui devrait être
suivi par tous les restaurateurs, qui ainsi, auraient
les bénéfices d'une charité toute gratuite.
Le père Moscou est un des plus fervents habitués
4e ces distributions matinales. Il vient y chercher
— 315 -
son pain quotidien. Sa journée est finie lorsque celle
des :iutres commence; lorsque Paris, s'éveillant. ou-
vre à peine ses boutiques, et que les quartiers riches
reposent encore tout entiers dans le calme et le si-
lence, il regagne ses appartements en fredonnant
quelque vieille marche militaire, il est fier et heu-
reux, il a la vie assurée pour vingt-quatre heures ; le
roi n'est pas son cousin, il porte dans sa hotle assez
de marchandises pour boire tout un jour.
Son triage fait; il entonne le refrain : A demain
les affaires sérieuses, et il monte à la barrière de
la Cf/opinetie, à l'enseigne du Petit pot gris. Là,
il trouve nombreuse compagnie : c'est la petite
bourse des chiffonniers; c'est dans ce cabaret qu'on
discute le prix du. chifTon, du papier, des os, des
tessons de bouteilles, marchandises qui pour n'être
pas portées aux mercuriales des journaux de com-
merce, ne sont pas moins soumises à la hausse et à
la baisse comme toutes les autres, et excitentla cu-
pidité de plus d'un spéculateur.
— 31G —
TAPlS-FRAJiCS.
Dès qje Moscou a déjeuné, vidé chopine, prit
son café, son pousse-café, sa rincette et sasur-rin-
ceite, et qu'il connaît le cours de sa marchandise,
il commence à vivre, dit-il; c'est-à-dire qu'il se
rend à V Abattoir pour se rafraîchir. V Abattoir est
une sorte de cave enfumée, sombre, basse, hu-
mide, sans air, que le soleil n'a jamais été assez
audacieux pour visiter ; ses murs squalides suintent
la misère et la puanteur, ses tables boiteuses et, ses
bancs écloppés servent de dortoir à toute une popu-
lation d'êires abrutis, n'ayant plus conscience de
leur existence, ni rien d'humain. C est un des spec-
tacles les plus navrants qui se puisse voir qu'une
réunion de ces pauvres idiots brûlés par les liqueurs
fortes, annihilés par la débauche, qui ne pensent
plus, agissent mécaniquement comme des auto-
mates, vous regardent avec de gros yeux ternes
hébétés, et n'ont mémeplus assez d'intelligence pour
comprendre ce que vous leur dites. Ils ne mangent
pas, Teau-de-vie suffit à tous leurs besoins animaux;
— 317 —
ils vivent on ne sait comment; un matin on ies
trouve morls au coin d'une borne ou bien au fond
de quelque bouge, et personne ne s'inquiète de ce
qu'ils sont devenus; ils ont disparu comme l'insecte
qu'emporte la bourrasque, sans qu'on s'en émeuve.
Il faut un tempérament de fer pour résister aux in-
fluences délétères de cette eau-de-mort qu'on dé-
bite aux alentours des barrières. Et le Grand-Sainî-
Nicoîas, l'estamiuet des pégossiers, et VAbattoir
sont peut-être ies plus dangereux de ces débits, et
cependant les plus fréquentés, parce que les gouttes
y sont très-copieuses, c'est-à-dire qu'ils tuent en
moins de temps que leurs confrères.
Lorsque le père Moscou a absorbé une dizaine de
tournées de cet horrible breuvage, ivre de poison
déguisé sous le nom d'eau-de-vie, il regagne en
chancelant son pauvre gîte, se jette sur le tas de
paille maculé qui compose son mobilier, et s'endort
en fredonnant son refrain favori :
Si vous passez sur la place Vendôme, etc., etc.
Le lendemain, il recommencera; de longues an-
nées s'écouleront toujours semblables, toujours ac-
compagnées des mêmes joies, des mêmes souffran-
ces; il ne sera jamais plus heureux ni plus malheu-
reux un jour que l'aulr^, U aura toujours froid en
-. 318 —
décembre, il grillera en juin, sans se plaindre, sans
murmurer, sans accuser le son, sans mau«iire les
heureux de ce monde; en ayant toujours une parole
compatissante pour ceux qui souffrent de la faim et
de la maladie, une larme pour ceux qui pasuent
Varme à gauche. Et c'est là l'existence de milliers
d'individus qui chaque jour foulent le pavé de la
grande ville. Parmi eux il se trouve des hommes
jeunes et vigoureux, d'autres qui ont occupé des
positions élevées dans le monde, des femmes jeunes
et quelquefois belles, qui vivent avec une résigna-
tion toute philosophique, s'habituent à la misère et
meurent sans avoir jamais envié ce qu'elles voient
aux autres, mais aussi souvent, sans avoir pensé uu
seul moment à l'abjection de leur position. L'eau-
de-vie leur a, dès l'enfauce, anéanti l'intelligence.
l'aristocratie de la chiffe.
Vjnelquefuis, lorsque les bras manquent dans les
usines d'alentour, les industriels viennent deman-
der des h mmes de bonne volonté à la maison delà
— 319 —
mère Marré, où ils sont cerlaius de rencontrer beau-
coup de monde, car il n'y a pas moins de trois
cents locataires dans les chambrées de la vieille
femme. S'il fait mauvais, s'il pleut, par exemple, ils
trouveront quelques rares individus qui daigneront
peut-être leur donner un coup de main; mais dès
que le beau temps reviendra, au moindre rayon de
soleil, ils s'envoleront comme une nichée d'oiseaux
aux premiers jours du printemps en disant ;
— Nous aimons mieux chiffonner, vivre à notre
guise, en liberté, au grand air, comme devrais ani-
maux que nous sommes.
Un goujat, un marmilon est fier de son métier, du
Pascalyilen est^e_mêmftdu cbiffonnifir qui aime son
industrie, parce^iJL.gllfiIuLiiûime-dxoit au vagabon-
dage dans les rues de Parix4uUl^>4ofer^ù il vil dans
une indépendance ^omj^lèlp, sans soufjs du lende-
main, sans souvenirsj:iu passéj-à4a-grâce de Dieu,
se fiant aux bonnes ^ m es p t à 1 a multiplicité des publi-
cations liiléraires, et bénissant la fécondité toujours
croissante des auteurs dramatiques, des romanciers et
des écrivains qui fournissent de quoi ne pas mourir
de faim.
Aussi y a-t-il une espèce d'aristocratie dans la
chiffe, ils comptent leur noblesse par génération;
il y a des chiffonniers de naissance et des parve-
nus ; ceux-là £ont liers de leurs ancêtres, ils eu par-
^ 320 —
leat avec une espèce d'orgueil; il n'est pas rare
d'entendre un de ces hommes bizarres vous dire en
relevant la tête :
— Dans notre famille on porte la hotte de père
en fils, il n'y a jamais eu d'ouvriers Chez nous on
a le fusil sur l'épaule ou le crochet à la main.
En effet, il y a des familles entières qui, depuis
six générations, exercent cet étrange métier. Lors-
qu'un des fils part pour l'armée , tous les parents,
jusqu'aux cousins les plus éloignés et leurs amis,
se réunissent pour faire la conduite au jeune soldat;
il font une quête entre eux, qui lui est remise au
moment de la séparation, et tous les mois ils lui
envoient régulièrement une petite somme pour
l'aider à charmer les ennuis de la garnison. Dès
qu'il a fini son temps, en revenant dans ses foyers,
mot un peu prétentieux pour désigner les bouges où
gît cette population, le jeune soldat, libéré du
service, change son havresac contre une hotte; il
redevient chiffonnier comme devant; ils s'accou-
plent chiffonniers et chiffonnières; ils donnent le
jour à de jeunes chiflonniers, qui, à leur tour,
seront glorieux de prouver un jour aux populations
à veuir que bon sang ne peut mentir; ils mourront
la hotte au dos, le crochet à la main, en explorant
quelque monceau d'immondices. L'ambition n'est
pas encore venue troubler la cervelle de ces braves
— 321 —
gens et leur faire rêver pour leurs fils des positions
plusélevé?s que celle des parents. Ils n'ambition-
nent ni le doctorat, ni le notariat, ni Vélude d'a-
voué ou d'huissier , ni ce fameux barreau qui mène
à tout, disent les vaudevillistes, et qui, en résumé
de compte, a produit plus d'existences déclassées
que de gens arrivés. Ils ne se laissent point leurrer
par les apparences, ils sont trop philosophes pratique
pourcela; d'ailleurs, ils connaissent les goûts de leurs
enfants; ils savent qu'en chassant le naturel vio-
lemment, ils ne feront que précipiter son retour au
grand galop.
Devenu vieux et infirme, le chiffonnier n'ira pas à
l'hôpital, ses voisins ne le souffriraient pas; ils l'as-
sisteront; ils feront des collectes pour lui don-
ner le nécessaire, ils se priveront pour lui procu-
rer quelques petites douceurs. C'est à qui lui por-
tera du tabac, des pipes et le demi-setier d'eau-
de-vie, qui est, pour ces natures brûlées, d'une
nécessité plus immédiate que le pain. Le chiffonnier
pur sang a horreur de l'assistance publique; il re-
garde comme un déshonneur d'être»^inscrit au bu-
reau de bienfaisance. Il proclame tout haut à qui
veut l'entendre que tout homme, à moins qu'il ne
soit infirme, doit gagner sa vie, nourrir sa famille,
élever sesenfanls jusqu'à leur première communion.
Après, ilss'arrangerout; ils feront comme les autres.
ParU (mçcdote o |
— 322 —
VI
LE GÉNÉRAL.
Mais, place!- place! voici venir le général, l'anta-
goniste du père Moscou, son rival, mais son meil-
leur ami; il est monté sur son grand cheval, la ba-
taille sera rude.
Le général est un vieillard de soixante ans,
grand, maigre, allongé, qui marche toujours pensif
et la tête baissée, semblant se conformer à sa triste
pensée; il parle peu parce qu'il réfléchit beaucoup,
dit-il. Lorsqu'il fait seller son grand cheval pour
partir au pays des chimères, c'est à peine s'il daigne
adresser la parole aux valets qui lui offrent le coup
de l'élrier.
Seller son cheval, veut dire pour le général ava-
ler quinze ou vingt grands verres d'cau-de-vie, qui
vont joindre une dizaine de litres de vin qu'il a ab-
sorbés pendant sa journée, en faisant ses courses
avec les amis. Il ne boit jamais que debout, devant
le comptoir, il n'y a que les ivrognes qui s'asseoient
au cabaret, dit-il, c'est un principe arrêté chez lui.
Son heure «Tivée, à la nuit close, il fait sa tournée
— 323 —
de rogomisteen rogomiste; il arrive au pont de Ve-
nise du faubourg du Temple vers minuit et demi;
c'est là qu'il livre ses batailles.
Avec une gravité imperturbable; il pose sa hotte
contre une borne; il est absorbé; il ne voit plus
les passants attardés qui le regardent avec curio-
sité; il se frappe le front, selon qu'il est mécon-
tent ou satisfait de l'inspection qu'il vient de passer
de son armée imaginaire ; il s'écrie :
— Tant pis ! nous attaquerons, Dieu protège nos
armes! Tudieu ! Ils sont à nous; soldats! imitez
votre général et vous ferez votre devoir; l'affaire
sera chaude, mais j'ai confiance en ce courage dont
vous m'avez donné tant de preuves.
Il compose son étal-major avec tous les noms
des boutiquiers qu'il lit sur les noms d'alentour,
noms qu'il sait par cœur. D'ailleurs, les liquoristes,
les marchands de vins qui lui font crédit sont tou-
jours ses généraux de division et ses chefs de corps.
Une heure sonne, la bataille commence, voilà notre
chiffonnier général pour deux heures,
— Commandant Renard, prenez deux escadrons
de hussards et a'iez faire une reconnaissance jus-
qu'à ce bouquet de chênes, qui domine cette colline
à notre droite, tandis que vous, général Briant, vous
vous porterez avec toute votre division sur le vil-
lage, vous n'attaquerez qu'après avoir reçu des oir-
- 32i -
dres formels. Dailleurs, vous serez soutenus par la
brigade Germain, qui tiendra le ravin, et par le ré-
giment léger du colonel Vessier, qui a dû s'empa-
rer des hauteurs et dont j'allends des nouvelles.
Puis, il monte sur la passerelle, fait une lor-
gnette de sa main, regarde tout autour de lui :
— Rien , rien , le colonel aurait-il été prévenu
par Tennemi? Non, c'est impossible, nous aurions
entendu sa fusillade! — Ah! voici la division
Briant qui s'étend dans la plaine. — Braves en-
fants ! — Votre général salue ceux d'entre vous qui
ne répondront pas à l'appel de ce soir! — Oh! la
gloire! la gloire I — Mais, que vois-je ? un aide de
camp; il est blessé. Eh bien? — Le colonel Vessier
a emporté la hauteur à la baïonnette. — C'est bien,
je suis content. Où est donc mon porte-cartes? Fir-
miii! Firmin! prends le nom du capitaine, je ne
l'oublierai pas. — Le canon... il écoute. Un, deux,
trois, et un quatrième coup double. — Ceci m'an-
nonce que le deuxième corps d'armée commandé
par le général Boyer est en ligne devant l'ennemi.
— Tout va bien. — Maintenant c'est à moi, qui ré-
ponds à la patrie de tout s ces têtes, de tous ces
braves et beaux régiments, c'est à moi de faire mon
levoir en ménageant la vie de tous.
Une des horloges de l'hôpital Saint-Louis sonne.
- C'est le moment, dit le général. Le signal donné
— 3£?î —
d'un iiôpital, mauvais présage, un Romain recule-
rait .. Non, c'est que ce soir nos ennemis encom-
broront les vastes salles de douleurs.
11 se recueille un moment comme pour prier, et
il retourne prendre son poste d'observation sur le
Rialto du faubourg Saint-Antoine; un moment
après il redescend, consulte une vieille carte géo-
graphique posée sur une borne; il prend son cro-
cîiot d'une main ferme, et s'écrie d'une voix pnis-
s:inie : — Vous, monsieur, attaquez le bois; empa-
rez-vous-en , coûte que coûte. Vous, monsieur,
vous soutiendrez le général Briant avec toutes vos
forces, et vous, colonel, à la tête du pont... Lieu-
tenant, à cheval, portez ceci au général Bri^nt...
C'est l'ordre d'attaquer, messieurs... A vos postes
ei souvenez-vous que la patrie compte sur vous.
Pendant quelques minutes il parcourt les bords
du canal, il descend sur la berge, il examine, re-
monte l'escalier de la passerelle, puis s'écrie :
— Deux régiments pour enlever cette redoute.. .
Allons, enfants, je vous envoie à la gloire et à
l'immortalité, car on saura que c'est vos invincibles
drapeaux qui ont les premiers été plantés au milieu
de ces bouches à feu meurtrières. — En avant, à la
baïonnette! — Grand Dieu ! ils sont repoussés ! Géné-
ral Roumy, assemblez toute votre cavalerie et jetez-
la fiurces insolents; culbutez-moi ça... Chargez. —
— 326 -
Oh ! nous n'eu vien Irons donc pas à bout ? — Qu'on
amène rartillerie, el vous, général Prévost, faites
jeter un pont sur ce bras de rivière, je me charge
de conduire toute ma réserve-
Enfin la bataille est engagée sur toute la ligne,
«anons et caissons roulants font crier leurs essieux,
cavalerie, infanterie et artillerie, tous se mêlent,
se culbutent, se tuent, le général passe le pont du
canal; il se remue, marche, court, avance, recule,
■^uis, il pousse un grand cri et s^assied sur une
"îorne.
— Encore une victoire, dit-il; oh! la guerre, le
sang! Demain, que de mères éplorées! que de fa-
milles en deuil ! que d'amantes et de femmes veu-
ves! Seigneur! Seigneur! que celui qui le premier
a porié sur la terre ce terrible fléau soit maudit à
jamais!
Parcourons ce vaste champ de carnage et donnons
à chacun les éloges qui lui sont dus.
Il reprend tranquillement sa hotte et continue
sa récolte de chiffonnier comme si rien n'était. Il
se croit sans douie revêtu de son brillant uniforme,
distribuant ses récompenses et ses encouragements
à ses troupes rangées sur le champ de bataille con-
quis par elles.
C'est là un fait psycologique bien curieux à ob-
serve". Voici un homme qui n'a jamais eu le bon-
— 327 —
heur d'avoir eu un mauvais numéro et de servir.
Lorsqu'il est à jeun il ne parle jamais ni de victoires
ni de gloire; il ne pense même pas à l'état militaire,
et, dès qu'il est ivre, il ne rêve que victoires et
conquêtes, batailles et combats. Quelle révolution
se fait-il donc dans son cerveau ? Par quelles transi-
lions ce bonhomme si pacifique arrive-t-il à. ces
idées de mort, de haine et de carnage? G'est-là un
problème que nous laissons à résoudre aux mem-
bres de l'Académie des sciences morales.
VU
LÀ PÉNITENCE.
Le général ne se grise qu'à ses heures; depuis
deux ans que nous habitons le faubourg du Temple,
nous avons eu occasion d'assister à plu» de vingt
de ses victoires, soit au canal, soit au marché Saint-
Martin. Enfin nous avons Uni par causer avec lii
quelques soirs où il n'était pas moulé sur son grand
cheval de baliille.
Un soir, nous le renconlràmes, il était encore
plus pensif que de coutume ; il éiait tristement assis
sur un des bancs du boulevard Saint-Martin:
— 328 -
— Eh bien, général, quelles nouvelles? il fait
beau temps pour une bataille ce soir, n'est-ce pas?
— Ne m'en parlez pas, j'ai mal agi aujourd'hui,
je m'en veux.
— Grand Dieu ! mais qu'avez-vous donc fait 2
— Je me suis ivrogne hors de mes heures, dans
?a journée, c'est ignoble!
— Bdh ! bah ! avec un verre de vin ça s'oubliera.
— Non, monsieur; certes, je ne suis pas de ceux
qui disent : je ne me soûlerai plus, ça me serait
impossible; je manquerais à mon serment tous les
jours; c'est absolument comme si je disais : Je veux
un autre nez. Mais je croyais être arrivé à ne me
griser qu'à mes heures, 1,^ nuit, quand les gamins
sont couchés qu'ils ne peuvent plus nous suivre.
Aujourd'hui je suis rentré chez moi avec tout un
collège à ma suite; c'est niais, c'est ignoble; je me
punirai, je ne boirai pas de huit jours.
— Comment ferez-vous?
— Oh! c'est facile, je n'ai pas de crédit, pas
d'argent, je ne travaillerai pas, il ne m'en viendra
pas, je serai sobre forcément.
Ainsi le général s'imposait lui-même sa pér.i-
tence, et il l'exécutait jusqu'au bout.
VIII
L ABSOLUTION.
Il tint son serment, mais le neuvième jour ol
plutôt la neuvième nuit, il galopa tellement sur
son grand cheval, qu'à minuit on le trouva ivre,
endormi au milieu de la rua du Faubourg-du-
Temple, il n'avait pu regagner sou donicile. Un
acteur sortant de son théâtre le trouva là gisant. Il
en eut pitié et le releva pour le mettre au coin
d'une borne, de peur qu'il ne fût écrasé par les
voitures.
Le général, se sentant remuer, se réveille tout à
coup.
- Que me veut on? dit-il.
— On ne vous veut rien , mais vous pouvez, être
écrasé là où vous êtes.
— Tiens, c'est vrai! vous êtes un bon diable,
vous. Nous allons prendre une goutte ensemble.
— Non, je n'ai pas soif; rentrez chez vous.
— Je tiens à vous remercier; vous boirez ce que
vous voudrez.
— Je ne veux rien.
— Vous ne voulez rien, vous faites le fier.
L'arlisle s'éloignait à ces mois.
— Ah! vous me refusez; eh bien, je veux vo«
donner des remords ; je me recouche là, on m'écra-
sera et ce sera votre faute.
Et il se recoucha; l'arlisle revint le relever, et il
fallut passer par où il voulait, c'est-à-dire entrer
chez le marchand de vin avec lui, car il s'était déjà
rendormi.
Voilà le général au moral et au physique. Quant
à ses ant^îcédenls, personne ne les connaît ; per-
sonne ne sait d'où il vient ni ce qu'il a fait jadis. Il
n'est pas chiffonnier de naissance, il parle français
avec pureté, il est poli, bien élevé; on voit que cet
homme a dû avoir éié autre chose que ce qu'il est.
Quant aux mille histoires qu'on lui a fabriquées,
nous n'en croyons pas un mol.
— 331 —
IX
PROBITÉ DES CHIFFONiNIERS.
Nous avons fini notre dernier article en parlant
des secours que les chiffonniers se donnaient entre
eux, en citant quelques traits de probité et d'or-
gueil de cette classe; mais nous ne nous sommes
peut-être pas assez étendu sur l'ariicle probité, car
devant les tribunaux on ne rencontre jamais de chif-
fonniers proprement dits, ce sont des receleurs, des
marchands de bric à brac qui prennent ce titre et
non de véritables enfants de la chiff't;.
Du reste, c'est une chose remarquable, en parcou*
/ant les statistiques des bagnes pendant les quinze
dernières années, il n'est que trois professions qu'on
n'y voie pas figurer; ce sont les huissiers, les co-
médiens et les chiffonniers : les trois professions
les plus calomniées des temps modernes.
Le chiffonnier est ami de l'ordre; il respecte Tau-
tOTJlé qui du reste le tolère, et d'assez bonne grâce,
et l'a souvent soutenu contre les projets de certains
spéculateurs qui ne tendaient à rien moins qu'à
— 332 —
anéantir celte inléressante profession bohémienne. Ce
sentiment de soumission et ce respect apparent tien-
nent d'ailleurs à plusieurs causes. D'abord sa position
v's-à-visde l'administration delà police qui, pour lui
accorder sanicdaille. exige plus de garanties que
pour un inspecteur général. Il lui faut des certificats
de toutes s'ortes^^dë'^^oone vie ( t mœurs, de bonne
conduite, des quittances de loyers et enfin des pa-
piers. Ce mot de papier semble bien innocent au pre-
mier_abiij:d»jaaiiiL_çache son jeu ; il est terrible,
gros de menaces et de difficultés, il est inexplicable,
multiforme, muliilogue, il ne veut rien dire, il si-
gnifie tout. Dans notre civilisation un homme qui.
n'a pas de papiers est un homme perdu.
Qu'est- ce que le papier? Personne ne Ta jamais su.
C'est un des termes de cette terrible langue admi-
nistrative que personne ne parle et ne comprend, et
qui s'écrit sur de si vilaines petites feuilles de pa-
pier, entachées du timbre, qui coûte si cher.
Eofîn pour être chiffonnier reconnu, patenté, mé,
daillé, il faut n'avoir jamais subi de condamnation,
et presque fournir un examen de conscience, pour
être digne d'entrer danse: noble corps. Aussi vous
disent-ils avec fierté :
— N'exerce pas natre métier qui veut! il fauv
être des bons.
La probité de cette classe est proverbiale, chaque
_ 333 —
jour on voit de ces hommes en guenilles, venir
porler chez les commissaires de police des objets
d'une grande valeur, des couverts d'argent, des nion-
»rcs, des bourses et des porleteuilles qu'ils trou-
vent dans leurs fouilles. Ces faits se renouvel'eni si
fréquemment que l'administration a décidé qu'une
lécompense, médaille ou argent, nous ne savons, se-
rait accordée aux auteurs de ces actes de probité.
Toutes les semaines, depuis quelque temps, le
Moniteur insère sous le titre d^ Epaves parisiennes^
une longue liste d'objets trouvés dans les rues. Les
cochers de voitures, les garçons de café et de res-
taurants et les chilîonniers sont ceux qui figurent le
plus fréquemment parmi les personn: s qui viennent
faire la déclaration du dépôt.
Pour nous donner un exemple de la probité de
ces industriels, le propriétaire d'un de ces immon-
des bouges, connus à tort sous le nom de garnis,
nous racontait qu'un jour il s'était commis un vol
dans son hôtel ; on avait volé à un vieux mendiant
deux paquets d'allumettes On fît des recherches, on
bouleversa la maison, on ne put découvrir le voleur;
six mois se passèrent; on ne pensait plus à ce
crime, lorsqu'un matin un jeune chiffonnier, qui
n'était plus locataire de la maison depuis plus d'un
terme, vint le trouver dans son cabinet et lui dit :
— Monsieur Jean, j'ai des remords ; j'ai perdu
— 334 —
le sommeil; je ne peux pas vivre ainsi. J'ai commis
un crime; il faut que vous m'aidiez à réparer, au-
tant que je puis, le mal que j'ai fait. C'est moi qui
ai volé les allumeites de ce pauvre père X... Voici
cinq francs que j'ai économisés ; prenez-les ; dé-
sinléressez la victime ; mais, je vous en prie, ne
me déshonorez pas ; qu'on ne sache jamais que c'est
moi qui suis le voleur.
Le logeur fut très-embarrassé à son tour ; enfin,
le soir, il assembla ses locaîuires et leur dit i
— Vous vous souvenez de Z...? il a hérité; et,
comme il n'a pas oublié les amis, voici deux francs
qu'il a remis pour qu'où boive à sa santé.
Puis, il glissa les trois autres francs dans la
main du vieux mendiant. Il faut avouer que ce lo-
geur était un homme bien ingénieux et surtout
plein d'imagination. Il avait passé tout un jour à
trouver ce subterfuge.
— snii —
MONSIEUR BASTIE^^ — SON ÉCOLE.
Avant de quitter pour jamais la maison de !a mère
Marré, nons devons dire un mot de M. Bastieii,
l'instituteur sans diplôme.
Jadis le chiffonnier vivait dans une ignorance
complète; le papier, pour lui, n'avait qu'une valeur
mercantile. Aujourd'hui il s'est piqué d'honneur, il
a voulu marcher avec le siède des lumières. H s'est
senti le besoin de savoir ce que pouvaient dire ces
loques qu'il entassait pêle-mêle dans sa hotte. 11 a
voulu faire comme tout le monde, il a envoyé ses
enfants à l'école; et lui-même il a làché, autant que
faire se pouvait, de réparer la négligence de ses
parents ; il s'est mis à apprendre à lire, il suit la
politique dans les journaux, il discute la question
d"Oiient et les opérations de la Baliique.
M. Bastien, qui est un homme d'intelligence et
d'initiative, a vu tout le parti qu'il pouvait tirer de
;ette fureur de connaître et s'est établi maître d'é-
- 33G —
cole, sans brevet du gouvernement A huit heures
du soir, moment où les travaux du jour ont cessé,
et les magasins n'étant pas encore fermés, ceux de
la soirée ne commencent qu'à dix heures, la nichée
de la maison Marré est complète, M . Bastien des-
cend dans la cour et fait entendre ce cri :
— Les amis, les amis, à l'école, à lécole !
Quelques instants après, jeunes filles, hommes,
femmes, petits garçons et vieillards viennent se
mettre sur deux rangs en silence.
M. Bastien passe Tinspection de sa troupe, compte
ses élèves, frappe deux coups dans ses mains, et
l'on entre en classe. C'est un grand hangar, une sorte
d'écurie. Au milieu de la salle il y a deux tonneaux
sur lesquels est posée une grande planche qui sert
de chaire au professeur. Les élèves sont assis qui
sur de la paille, qui sur des escabeaux, d'autres sur
des bancs formés de deux piquets fichés en terre et
d'une barre transversale.
A un signal donné par le moniteur, tout le monde
se lève, et M. Bastien fait son entrée triomphale.
On se découvre, on salue ; les dames font la révé-
rence. Le professeur s'incline devant son auditoire
et fait la prière en latin, ne vous en déplaise. Au
signal du moniteur, tout le monde se rassied, et
M. Bastien commence sa leçon par la lecture à haute
voix en commun, puis chacun lit à son tour, et les
- 337 —
élèves se reprennent entre eux, comme à la mu-
tiielle.
C'est un spectacle curieux que de voir professer
M. Bastien, avec quelle gravité il rappelle à Tordre
les insubordonnés, et combien il est pénétré de son
importance. Une chose non moins curieuse, c'est le
respect des disciples pour le maître. Tout ce qu'il
dit est parole d'Évangile ; M. Bastien est un savant;
il y a soixante et dix ans qu'il sait lire; il n'a pas
oublié! N'importe! ce que vous lui présentez, li-
vres, journaux, écriture, lettre, il lit tout couram-
ment sans tâtonner !
La bibliothèque de M. Bastien se compose d'une
vieille grammaire de Lhomond mise à la réforme
par quelque écolier mutin et tapageur, d'un alma-
nach de Napoléon par Marco deSaint-Hilaire, et du
Guide de l'ouvrier, par Emile Jacglé, le législateur
des carrefours. Après la leçon de lecture, M. Bas-
lien commente ce code en miniature ; il enseigne à
chacun ses droits et ses devoirs envers la société,
les patrons, le gouvernement et T Église. Puis il
finit par quelques petites anecdotes de troupiers.
Lorsque la mère Marré n'a pas été sage, qu'elle a
trop crié, qu'elle a tarabusté p:ir trop ses locataires,
M. Bastien égayé l'auditoire en lisant quelques ar-
ticles du Code des portierSj du même législateur,
précieux cade^ u fait à l'école par le père Moscou,
9T(
— 338 —
qui est inflexibk sur ses droits, dont il veut jouir
dans leur plénitude ; il ne paye pas son loyer pour
rien. M. Bastien ne manque jamais de terminer sa
lecture comique par cette facétieuse observation :
— Messieurs, remercions M. Jacglé d'avoir com-
posé cet ouvrage ; il était bien nécessaire, il paraît,
pour mellre un frein à la tyrannie de monsiei)r et de
madame Ducordon, puisqu'il a été vendu à cent
mille exemplaires Faut il qu'il y ait du monde qui
ait eu à se plaindre de cet aimable couple !
Il se lève ; il récite une prière en lalin que je
soupçonne être un distique emprunté à Horace. Mais
le pauvre vieillard l'aura trouvé dans un livre en
épigraphe; il a vu que c'était du latin; donc ce doit
être une prière, se sera-t-il dit. Il frappe dans ses
mains; on reprend les rangs, le moniteur en tête; on
sort en silence et l'on ne se sépare que dans la cour,
après une admonition et sur un signal du maître.
M. Bastien, ne voulant pas compromettre sa di-
gnité de professeur, ne cbilfonne plus depuis six
ans; il est d'ailleurs vieux, infirme et presque
Lvcugle. Son école et la lecture du journal de la
veille, qu'il fait tous les jours à haute voix depuis
le titre jusqu'au nom de rimprimeur, lui rapportent
à peu près de quoi vivre, deux francs par jour, sans
compter les nombreuses gouttes qu'on lui offre à
l'Abattoir. M. Bastien tient son public au courant
- 339 —
de tout ce qui s'imprime pour ou contre les chif^
foniiiers. Nous ne désespérons pas qu'un de ces
soirs cet article, tombant de chez un abonné de
Fiyaro dans la hotte d'un de ces philosophes noc-
turnes, M. Basiien n'eu fasse la lecture à son audi-
toire. Ayant lait tous nos efTorls pour être vrai, noui
réclamons son indulgence.
TABLE DES MATIERES
Pagfl*.
LES INDUSTRIES INCONNUES.
ï, La loueuse de voilures à bras et sa remise.
— Le fabricant d'asticots 5
IT. Un mot sur les artistes populaires. — La
cuiseuse de légume?. — Un rentier à cinq
francs de capital. — Le Tzigan musicien. 21
III. L'Arlequin. — L'employé aux yeux de bouil-
lon. — Les loueurs de viande. — Le peintre
de pattes de dindons. — Le boulanger en
vieux, elc Li
IV. Le marchand de feu. — Les bricoleurs. —
Les réveillcurs. — L'ange gardien. — Le
favori de la déesse. —Les contre-marques
judiciaires 62
V. Correspondances. — Les fêtes et foires. —
Les jeux. Le 90. — Le lapin immortel. Le
pâtissier ambulant ...... 86
2i2
— 342 —
VI, Le ptre putatif. — Les vieux rubans. —
L'alelier des écloppées, — Le berger en
ciiambre. — Un (teraier mol surles anges
gardiens » . • • 103
VII. La fabrique de café à deux sous la tasse. —
Manufacture de pipes culoUées. — Le de*
vineur de rébus. — L'éleveuse de fourmis.
— L'exterminateur de chats. — Le fabii-
cant de crêtes de coq. — Le pêcheur de
buissons. — La loueuse de sangsues. —
Les souris blanches el les rats blancs. . . 125
VIII. Le professeur d'oiseaux. — La bouillie
pour les chats. - La famille Mcurt-de-
Soif. — La mère Moskow. — Les ribouis
et les dix-huit. — La zesteuse. — Un der-
nier mot sur le berger en chambre. — Le
fabricant d'os de jambonneaux. — Le mar-
chand de fumée. — Allumettes chimiques
deuxième qualité. — Le canardier. — Lt
fabricant de Codes. — Un poëte lyrique
vivant de son état . 149
LA CHILDEBERT 172
LES OISEAUX DE NUIT 201
LA VILLA DES CHIFFONNIERS 217
VOYAGE DE DÉCOUVERTE DU BOUI FVARD
A LA COURT ILLE PAR LE FAUBOURG
DU TEMPLE 233
— 343 -
I. Le bal Chicard 271
II. Milord l'Arsouille (lord S...) 286
PARIS INCONNU 303
1. La villa des chiffonniers 305
2. La mère Marré. . . . , C08
3. Le père Moscou 311
à. Tf.pis-francs 3:6
5. L'aristocratie de la cLiffe 318
6. Le général 322
7. La pénitence 327
8. L'absolution . . , 329
9. ProbiLé des chiffonniers 331
10. Monsieur Bastien. Son école. 335
PARIS. — IMP. BLOT ET FILS AI^B, ROE BLBDB, 1.
l.l;ys 4
351
.0 Bibliothèque
iversité d'Ottawa
Echéonce
The Library
University of Ottawa
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